FASSBINDER (Rainer Werner) (suite)
À côté de versions télévisées de pièces de théâtre (Liberté à Brême [Bremer Freiheit, 1972], Pionniers à Ingolstadt [Pioniere in Ingolstadt, 1970, d'après Marie Luise Fleisser], le Café [Das Kaffeehaus, 1970, d'après Goldoni]), ses films des premières années montrent la diversité des recherches qu'il entreprend. Rio des mortes, un téléfilm sur les illusions de deux jeunes gens venus faire fortune en Amérique du Sud ; Die Niklashauser Fahrt, film de télévision (CO Michael Fengler), une fable sur les illusions gauchistes ; Whity, aux nombreuses références hollywoodiennes ; Prenez garde à la sainte putain (Warnung vor einer heilige Nutte) : autant d'œuvres qui témoignent de préoccupations formelles (très professionnelles), qu'il abandonnera peu après. C'est en 1971, après avoir publié une étude sur les mélodrames réalisés aux États-Unis par Douglas Sirk, qu'il tourne le Marchand des quatre-saisons (Der Händler der vier Jahreszeiten), soit l'analyse de l'univers culturel d'un petit-bourgeois, dont la déchéance va jusqu'à l'autodestruction : œuvre froide, parfois ironique, économe de ses moyens techniques, c'est le premier de ses « mélodrames distanciés ». À la même époque, il réalise une série télévisée sur les milieux ouvriers Huit heures ne font pas un jour (Acht Stunden sind kein Tag, 1972 – en cinq épisodes). Gibier de passage (Wildwechsel, 1972), d'après une pièce de théâtre de Franz Xaver Kroetz, s'apparente au Marchand des quatre-saisons et offre une illustration violente des conflits de générations. Tous les « autres » s'appellent Ali (Angst essen Seele auf, 1973) est le plus célèbre des mélodrames fassbindériens. Couronné à Cannes, il connaît une bonne diffusion internationale. La fiction mène une nouvelle fois chez Fassbinder à une mort en apparence absurde ; on y retrouve le thème du travailleur immigré, mais cette fois l'auteur joue avec les stéréotypes et décrit les formes sexuelles et culturelles des rapports de domination. La même année son téléfilm Martha (id°), ultérieurement distribué en salles, illustre avec cruauté son analyse des rapports de domination jusque dans les rapports de couple. Des descriptions analogues constituaient l'articulation essentielle d'un film précédent, les Larmes amères de Petra von Kant (Die bitteren Tränen der Petra von Kant, 1972), qui relevait, de son propre aveu, d'une expérience personnelle. Il revient sur les mêmes thèmes dans le Droit du plus fort (Faustrecht der Freiheit, 1975), jetant un regard critique sur les milieux homosexuels et surtout rétablissant la hiérarchie commune aux rapports d'exploitation économique, aux relations socioculturelles ainsi qu'à l'éducation. C'est le seul de ses films où Fassbinder joue le rôle principal.
Maman Kusters s'en va au ciel (Mutter Küsters fährt zum Himmel, 1975) résume l'approche de ses œuvres principales des quatre années écoulées. Les stéréotypes de narration et de nouvelles variations sur les rapports de domination caractérisent une fiction qui débouche non plus sur la mort, mais sur la désillusion politique. Il avait adapté, peu de temps auparavant, un classique de la littérature allemande, Effi Briest (Fontane Effi Briest, 1972-1974), d'après Theodor Fontane, qui lui avait permis non seulement d'élargir son public en Allemagne, mais d'analyser plus profondément les rapports de domination dans un milieu ultra-conventionnel.
Fassbinder traverse en 1975-1977 une période relativement difficile. Son talent semble se disperser dans des œuvres qui ont peu de points communs les unes avec les autres. Le Rôti de Satan (Satansbraten, 1976) est le portrait extrême d'un artiste-gourou qui entretient des relations de plus en plus fascisantes avec son entourage, ses admirateurs. C'est l'époque où le film de Daniel Schmid, l'Ombre des anges (Schatten der Engel, 1975), dont il a écrit le scénario (adapté d'une de ses pièces, qui n'avait pu être montée au théâtre), est accusé d'antisémitisme et où il est lui-même très critiqué dans la presse. Certains de ses projets ne peuvent aboutir. En 1977, il tourne Despair (Despair – Eine Reise ins Licht) à la faveur d'un très gros budget. Mais il a dû accepter sans modification le scénario et les dialogues d'un autre (Tom Stoppard), et il est déçu par le faible succès du film. Il participe d'une manière toute personnelle, en se mettant lui-même en scène, au film collectif l'Allemagne en automne (Deutschland im Herbst, 1977-78), destiné à décrire l'état de l'Allemagne fédérale à l'époque du terrorisme et de la toute-puissance de la police. Les films de cette période sont souvent brillants (la Femme du chef de gare [Bolwieser, 1978], Roulette chinoise [Chinesisches Roulette, 1976]), mais manquent d'unité. On a parfois l'impression qu'il se livre à des exercices de style. Toutefois, en 1978, il met en scène le Mariage de Maria Braun (Die Ehe der Maria Braun), œuvre clé et synthèse de ses films majeurs des années 1971-1975, portrait d'une femme qui tente de contourner les contraintes et aliénations que lui impose la société — très précisément celle de l'Allemagne des ruines de 1945 et du « miracle économique ». Avant même que ce film soit distribué, il en tourne deux autres, produits par sa propre société, Tango Film, pour laquelle il avait réalisé ses meilleures réussites des années 1971-1975 : l'Année des treize lunes (In eimen Jahr mit 13 Monden, 1978) est une œuvre qui ne ressemble à aucune autre, la plus ancrée dans ses problèmes personnels car elle lui a été directement inspirée par le suicide de son ami Armin Meier ; la Troisième Génération (Die dritte Generation, 1979) donne une vision très critique et très ironique des relations qui existent entre le terrorisme et la police.
Le succès du Mariage de Maria Braun (1979) lui attire de nombreuses propositions de producteurs traditionnels. Mais il décide de réaliser d'abord un projet auquel il travaille depuis de nombreuses années : une adaptation du fameux roman d'Alfred Döblin, Berlin Alexanderplatz. Il en fait un monument de création télévisée : une série en treize épisodes d'une durée totale de quatorze heures, diffusée à la télévision allemande en 1980. Bénéficiant d'un énorme budget, il revient au cinéma en 1980 et tourne entièrement en studio Lili Marleen, un nouveau grand succès. C'est ensuite Lola, une femme allemande (Lola, 1981) et le Secret de Veronika Voss (Die Sehnsucht der Veronika Voss, 1982), deux films à la structure relativement classique qui portent un regard très critique sur l'Allemagne des années 50, et le seul documentaire de sa filmographie, Théâtre en transe (Theater in Trance, 1981, TV), simple enregistrement de spectacles du Festival de Cologne muni d'une lecture par le réalisateur de textes d'Artaud. Son dernier film, achevé peu avant sa mort en 1982, Querelle, d'après le livre de Jean Genet, est une nouvelle œuvre inclassable, onirique, presque liturgique, une variation sur les thèmes clés de l'écrivain.