DOCUMENTAIRE. (suite)
Au milieu des années 20, les mouvements avant-gardistes attaquent les codes du film de fiction. C'est dans le sillage de ces courants, et sur des bases formalistes, que naissent les documentaires européens les plus marquants de la fin du muet.
Alberto Cavalcanti, établi en France, donne, avec Rien que les heures (1926), le coup d'envoi de ce que Sadoul nomme “ la troisième avant-garde ”. Il s'agit de la première « city symphony ». Ce genre d'œuvre, inscrit dans un laps de temps assez court (24 heures en général), radiographie sous tous leurs aspects (travail, repas, vie nocturne, etc.) les activités des diverses couches sociales d'une ville. Souvent l'élément visuel, rythmique, donne son sens à la bande. Des films comme Berlin, symphonie d'une grande ville (W. Ruttmann, 1927), l'Homme à la caméra (D. Vertov, 1929), la Pluie (J. Ivens, 1929), À propos de Nice (J. Vigo, 1930), A Bronx Morning (Jay Leyda, US, id.), Lisbonne, chronique anecdotique (Lisboa, Crónica Anedótica, Leitão de Barros, Portugal, id.) se rattachent à cette tendance. Quelques documentaires influencés par l'avant-garde se signalent encore en France : Un tour au large (J. Grémillon, 1926), Nogent, eldorado du dimanche (M. Carné, 1929), Mor Vran (J. Epstein, 1931), la Vie d'un fleuve (J. Lods, 1932), dans lequel l'auteur utilise les vertus du contrepoint sonore pour restituer le double visage de la Seine, source du labeur humain et créatrice d'images lyriques. Signalons, réalisé la même année sur des bases identiques, le court métrage du Portugais Manoel de Oliveira, Douro, Faina Fluvial.
Georges Lacombe tourne en 1928 la Zone, sur la misère en banlieue parisienne, et ouvre la route au documentaire de témoignage social.
L'école anglaise.
Parfois en concordance avec les grands courants du cinéma non fictionnel, souvent de manière clandestine, se développent alors en France, en Grande-Bretagne, en Belgique, en Hollande et aux États-Unis des tendances radicales dans le documentaire. Ce dernier se socialise dans les années 30. Le formalisme se met au service de causes tangibles. Le montage idéologique d'Esther Choub et de Vertov fait place à des options plus spontanées sur la réalité sociale.
Le courant documentariste anglais, amorcé en 1929 par John Grierson, constitue la première grande école du genre. Il veut en concevoir simultanément les fondements esthétiques et la dimension humaine. Grierson et son groupe n'œuvrent pas en indépendants, mais se mettent au service d'institutions d'État : l'EMB Film Unit (Empire Marketing Board, ministère du Commerce) de 1929 à 1933, le GPO Film Unit (General Post Office) jusqu'en 1941. Ce dernier se mue, pendant la guerre, en Crown Film Unit et se spécialise dans le film de propagande.
Grierson réalise, en 1929, Drifters, une bande sur la vie des pêcheurs en haute mer. C'est surtout grâce à son rôle d'animateur et de théoricien qu'il rentre dans l'Histoire. Des cinéastes comme Basil Wright, Arthur Elton, Stuart Legg, Paul Rotha, John Taylor, Harry Watt, Alberto Cavalcanti, Edgar Anstey, Robert Flaherty, Humphrey Jennings apportent, durant les années 30, leur contribution au projet de Grierson. Cette « école » donne peut-être alors au cinéma britannique ses meilleurs films : Coal Face (Cavalcanti, 1935), sur la vie des mineurs de fond ; Song of Ceylon (Wright, 1935), une vue exotique des traditions artistiques et religieuses de l'île ; Night Mail (Watt et Wright, 1936), reportage sur le travail des postiers ambulants traité comme un ciné-poème. Toutefois, ces œuvres se bornent à constater certains phénomènes, comme le dur travail des mineurs par exemple, sans proposer de solutions pour les combattre.
La vision que Grierson et ses collaborateurs portent sur ce qu'ils observent est essentiellement réformiste : ce sont les agents d'un service public. Ils veulent rapprocher les citoyens de leur gouvernement par une information mutuelle. Grierson dote cependant le film documentaire de règles et de codes : organiser le réel en créant un langage socioplastique adéquat.
On peut signaler, en Grande-Bretagne, l'existence, à côté de cette « école » officielle, d'organismes de diffusion parallèle très politisés : la Fédération des ciné-clubs ouvriers, fondée en 1929, productrice aussi de bandes militantes comme Worker's Topical News ou Glimpse of Modern Russia (1931), le groupe Kino et le Workers Film and Photo League. Ce dernier diffuse au milieu des années 30 le film Construction (Alf Garrard, 1935), qui reconstitue le déroulement d'une grève sur un chantier.
Le cinéma américain 1930-1945.
Le mouvement documentariste américain ne bénéficie pas de la même infrastructure que son cousin britannique, ce qui favorise au début ses positions radicales. Le Workers Film and Photo League naît en décembre 1930. Il est issu du WIR (Workers International Relief) fondé par l'Internationale communiste en 1921. Robert Del Duca, Lester Balog, Sam Brody, Leo Hurwitz et le critique Harry Alan Potamkine en sont les principaux animateurs. Dégoûtés par l'esthétique hollywoodienne et le parti pris réactionnaire des magazines officiels d'actualité, ces jeunes gens veulent témoigner directement des réalités de leur temps.
Les premiers films produits par le Workers Film and Photo League sont de simples documents, imparfaits sur le plan technique : Hunger (1932) décrit la marche nationale de la faim sur Washington, The Ford Massacre (1933) s'intéresse aux victimes du travail abattues par la police... Rapidement, la question de l'esthétique divise le groupe : formalistes et militants s'opposent. Leo Hurwitz, Irving Lerner et Ralph Steiner, partisans d'un travail formel, font sécession et fondent, en 1934, le Nykino (« New York + Kino »).
Paul Strand, auteur en 1922 de Manhatta, un essai impressionniste, intègre le Nykino en 1935 et fait admettre l'idée que le documentaire est aussi une œuvre d'art. Au milieu des années 30, les idées réformistes du New Deal gagnent les cinéastes indépendants. Pare Lorentz, un libéral croyant aux vertus de la démocratie, côtoie le groupe. Il engage Hurwitz, Steiner et Strand comme opérateurs sur le tournage de The Plow That Broke the Plains (1936), un film sur l'érosion des sols. En 1937, il fait appel à Williard Van Dyke pour les prises de vues de The River : il s'agit de stigmatiser l'absence de contrôle des crues.