Dictionnaire du Cinéma 2001Éd. 2001
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CRAWFORD (Lucille Fay Le Sueur, dite Joan) (suite)

Malgré un accident aux jambes, la jeune Lucille se força à devenir danseuse. Quand elle réalisa qu'il y en avait de meilleures qu'elle, elle s'orienta vers le théâtre et le cinéma. La caméra ne pouvait manquer de s'amouracher d'elle : son visage carré, sa bouche large et bien dessinée, ses yeux immenses qui dévoraient tout autour d'elle accrochaient la lumière... et l'attention. Après son succès dans Poupées de théâtre (E. Goulding, 1925), elle aurait pu se contenter de n'être que jeune et belle. Mais, comme toujours aux tournants de sa carrière, elle força la chance, pour prouver qu'elle pouvait être plus que jeune et belle. Elle se battit pour obtenir le rôle de Diane dans les Nouvelles Vierges (Harry Beaumont, 1928) et y fit preuve de ce quelque chose en plus qui fait les stars et qu'elle enviait sans doute chez Gloria Swanson ou Clara Bow. Coïncidence, mais aussi sens quasi divinatoire du temps qui court, dans les Nouvelles Vierges elle incarne, de manière définitive, l'insouciance, l'inconscience, l'appétit de vivre et le désarroi de la génération du charleston, que la Dépression allait faucher en pleine extase. Francis Scott Fitzgerald ne s'y trompa pas qui vit en elle l'archétype de ces flappers dont il se fit le chantre. Joan (Mme Douglas Fairbanks Jr.), au sommet de « l'aristocratie » hollywoodienne depuis peu, aurait pu alors s'endormir sur l'étoffe capiteuse dont on fait les mythes. Mais elle voulait prouver qu'elle était aussi une grande actrice, arracha un rôle destiné à Norma Shearer dans Il faut payer (S. Wood, 1930), et, une fois de plus, surmonta les absurdités et les médiocrités du film. Après cette nouvelle victoire, que lui reste-t-il à jeter aux yeux de ses spectateurs ? Tout simplement de bons rôles dans de bons films, et elle s'y emploie avec acharnement. Elle trouve en Clarence Brown un illustrateur inspiré qui tire d'elle sa quintessence dans Fascination, Letty Lynton, la Passagère, Vivre et aimer, leur parfaite réussite, et l'Enchanteresse. Ce sont les films où elle est le plus totalement elle-même : jeune fille modeste et fière, prise au piège de l'arrivisme et des frustrations de l'argent, mais promise au bonheur, rêve cinématographique qu'elle offrit à des millions de midinettes. Edmund Goulding la met en parallèle avec Greta Garbo dans Grand Hotel (1932), en lui confiant le rôle parfait de Flammchen, la secrétaire ambitieuse : effectivement, elle s'empare du film, jetant dans l'ombre une Garbo réduite à sa propre rhétorique. W. S. Van Dyke la fait rire et sourire, avec grâce et élégance, et lui apprend à ne pas se prendre au sérieux : Souvent femme varie, Vivre sa vie ou Loufoque et compagnie ironisèrent sur son personnage, dans des situations de comédie. La preuve fut faite : Joan Crawford pouvait rire et sourire, même si cela ne lui était pas vraiment naturel. Enfin, Frank Borzage la sublima, lui offrant, dans Mannequin (1938), son personnage le plus rayonnant et le plus serein. L'Ensorceleuse ne reste pas à cette hauteur, mais Borzage y était tout aussi juste dans son approche du personnage. Lui seul a semblé cerner la blessure intérieure de Joan Crawford, sa vulnérabilité, cette angoisse d'adolescente mal nourrie.

Ce personnage comme dénudé, c'est alors George Cukor qui le prit en main, pour l'affirmer, le sophistiquer, pour cacher la plaie que Borzage avait découverte : elle fut étincelante de férocité mondaine dans Femmes et dans Suzanne et ses idées. Elle fut aussi, plus secrètement, une femme écartelée dans le fascinant Il était une fois (1941), où Cukor la préparait, sans qu'elle le sache, pour la seconde phase de sa carrière. Après ce succès, Joan Crawford eut à affronter une période noire. Elle était, disait-on, dépassée et démodée. Elle était surtout obligée de jouer dans n'importe quoi, c'est-à-dire ce que la MGM lui proposait pour terminer à la va-vite un contrat dont les financiers ne voyaient plus l'intérêt. Rachetée au rabais par la Warner Bros, elle dut subir l'affront de rester dans les « placards » pendant plus d'un an, sans travail. Enfin, elle força à nouveau le destin et obtint un rôle dont ni Bette Davis ni Barbara Stanwyck n'avaient voulu : le Roman de Mildred Pierce (M. Curtiz, 1945). C'était une Joan Crawford mûrie et durcie, désenchantée, que la caméra de Curtiz noyait dans l'humidité, le noir trop dense, les ombres menaçantes. Peu de films – et nulle actrice – n'ont symbolisé avec plus de vraisemblance l'angoisse d'un après-guerre naissant et déjà malade. Un Oscar salua la surprise de ce retour tragique. Elle était désormais liée à ce mouvement postexpressionniste que des cinéastes d'origine germanique ont développé à Hollywood vers la fin de la Seconde Guerre mondiale. Une esthétique lourde de pièges reflétait le pessimisme ambiant. Jean Negulesco (Humoresque, 1947), Curtis Bernhardt (la Possédée, 1947), Otto Preminger (Femme ou maîtresse, id.) ou Michael Curtiz (le Boulevard des passions, 1949) firent d'elle la victime de l'argent, de l'égoïsme des hommes ou de la corruption politique. Ses yeux s'élargirent encore et on put y lire la tristesse et la peur. Dans la Possédée, rendue folle par la trahison d'un homme, elle errait au petit matin, dans une ville déserte, murmurant le nom de l'infidèle. Dans Humoresque, riche et mûre, mais incroyablement belle, elle quittait la vie du jeune John Garfield en s'avançant, en robe pailletée, dans une mer d'encre où elle allait se perdre. L'Esclave du gang (V. Sherman, 1950) ou la Reine du hold-up (Felix Feist, 1952) exploitèrent encore cette veine, la croisant intimement à celle du film noir. Mais une autre mutation était en gestation.

L'excellent Masque arraché (D. Miller, 1952) nous le prouve : le cheveu court, le visage lisse, presque cireux, les yeux toujours plus grands, la bouche tendue, douloureuse, devenue victime d'un homme jeune et sans scrupules. Crawford, ses rides gommées par la chirurgie esthétique, a alors incarné une abstraction du mûrissement : sans renoncer aux artifices de star qui lui étaient chers, figée dans un âge vague, le vieillissement suggéré par la fixité grandissante du visage. Ce fut sa dernière métamorphose qui trouva en Nicholas Ray (Johnny Guitare, 1954) et Robert Aldrich (Feuilles d'automne, 1956) ses poètes flamboyants, et en Charles Walters (la Madone gitane, 1953), Joseph Pevney (la Maison sur la plage, 1955) ou David Miller (le Scandale Costello, 1957) ses illustrateurs attentifs. Actrice intense, son allure fantasmagorique apportait à ces mélodrames une impressionnante touche baroque.