SUISSE. (suite)
Face à cette situation caractérisée par l'absence de tradition dans ce domaine, la télévision, par sa nature même plutôt que par volonté délibérée, offre une chance inespérée à tous ceux qui, en Suisse, désireux de mettre le septième art au service de la vie, sont condamnés trop souvent à l'impuissance ou au départ vers l'étranger (c'est ainsi que, à 25 ans de distance, Michel Simon et Jean-Luc Godard doivent s'expatrier). Sous la pression de cinéastes en devenir, la Télévision suisse décide, par conséquent, de soutenir en coproductrice la réalisation de longs métrages destinés d'abord à une exploitation publique dans les salles. Alors que la direction de Zurich tarde, celle de Genève permet la constitution du « groupe des Cinq », qui, dès 1969, fait preuve d'une remarquable vitalité (Alain Tanner*, Michel Soutter*, Jean-Louis Roy, Claude Goretta*, Jean-Jacques Lagrange, qui est remplacé par Yves Yersin*). Charles mort ou vif (Tanner, 1969) est le premier résultat concret de cette action. Devenu vite célèbre, ce film est suivi d'autres succès du même auteur : la Salamandre (1971), le Retour d'Afrique (1973), le Milieu du monde (1974), Jonas qui aura 25 ans en l'an 2000 (1976), Messidor (1979), les Années Lumière (Light Years Away, 1981), Dans la ville blanche (1983), No Man's Land (1985), la Vallée fantôme (1988), la Femme de Rose Hill (1990). À la suite de Tanner, d'autres cinéastes s'imposent. Michel Soutter exprime en poète une sensibilité personnelle dans la Lune avec les dents (1966), Haschisch (1968), la Pomme (1969), James ou pas (1970), qui se confirme avec les Arpenteurs (1972) ; il signe ensuite l'Escapade (1974), Repérages (1977), l'Amour des femmes (1982), Adam et Êve (1983) ; Claude Goretta fait preuve d'une maîtrise qui lui vaut d'être appelé dès 1977 par les producteurs français ; il réalise de nombreux ouvrages de télévision et le Fou (1970), le Jour des noces (id.), l'Invitation (1973), Pas si méchant que ça (1975), la Dentellière (1977), la Provinciale (1980), la Mort de Mario Ricci (1983). Jean-Louis Roy (né en 1938), probablement en avance sur les possibilités offertes par son pays de viser le spectacle de qualité, réussit deux œuvres remarquables : l'Inconnu de Shandigor (1967) et Black Out (1970), mais doit ensuite se replier sur des travaux de télévision.
Liés de près à ces noms, ou plus jeunes et soucieux d'assurer la relève, il faut citer Francis Reusser* (né en 1942), l'un des auteurs du film en quatre sketches Quatre d'entre elles (produit par Micheline et Freddy Landry en 1967-68 pour déclencher le mouvement d'un « nouveau cinéma suisse »), qui tourne Vive la mort (1968), plusieurs courts métrages, puis le Grand Soir (1976), Seuls (1981), Derborence (1985), La loi Sauvage (1988) et Jacques et Françoise (1991) ; Jacqueline Veuve (née en 1930), qui gagne la notoriété avec la Mort du grand-père (1978) et Parti sans laisser d'adresse (1981) après avoir réalisé divers documentaires ; Simon Edelstein, chef opérateur qui passe à la mise en scène avec les Vilaines Manières (1975) et Un homme en fuite (1979) ; Yves Yersin (né en 1942), documentariste lyrique (les Derniers Passementiers, 1973), qui remporte un succès international avec les Petites Fugues (1979), mais qui s'était d'emblée affirmé comme un talent sûr avec son sketch (intitulé Angèle) de Quatre d'entre elles ; Patricia Moraz (née en 1939), collaboratrice de plusieurs cinéastes avant d'aborder la réalisation : Les Indiens sont encore loin (1977), le Chemin perdu (1980) ; Claude Champion (né en 1942), qui signe des ouvrages à mi-chemin du documentaire pédagogique et de l'expérimentation : Yvon-Yvonne (1968), le Moulin Develey (1971), le Pays de mon corps (1972), Marie Besson (1973), Quand il n'y a plus d'Eldorado (1979), les Néons de la gare (1981). Ajoutons les réalisations du post-dadaïste Erwin Huppert et, dans le domaine du film d'animation, le travail de Gisèle et Ernest Ansorge ou celui du groupe de Carouge, près de Genève, que domine Georges Schwitzguébel avec brio. Au tournant des années 80, quelques débutants déjà confirmés s'apprêtent à entreprendre un long métrage : Marcel Schupbach, Michel Rodde, Jean-François Amiguet, Frédéric Gonseth. Et n'omettons pas Henry Brandt (né en 1921), qui ouvrit une brèche dans le conformisme avec les Nomades du soleil (1953), Quand nous étions petits enfants (1961) et de brefs mais percutants poèmes critiques à l'Exposition nationale de Lausanne en 1964, où s'affirma la nécessité d'un cinéma national original. Signalons encore que Jean-Luc Godard est revenu s'établir en Suisse en 1979, poursuivant ses investigations en technique vidéo et faisant retour au cinéma de spectacle avec Sauve qui peut (la vie), Passion (1982), Je vous salue Marie (1985), Soigne ta droite (1987) et Nouvelle Vague (1990). Il collabore à plusieurs films écrits et réalisés par sa partenaire Anne-Marie Miéville*.
En Suisse alémanique,
la firme Condor, à Zurich, produit depuis longtemps des courts métrages de commande en leur apportant un grand soin d'exécution et même de la fantaisie. Elle emploie Niklaus (Nicolas) Gessner (né en 1931), qui s'y révéla bon réalisateur et y perfectionna son métier pour se lancer ensuite dans la comédie (Un milliard dans un billard, 1965), ce qui le conduit vers les studios étrangers que hante aussi Maximilian Schell* (né en 1930), acteur connu, réalisateur dans son pays de deux films originaux, en coproduction : Premier Amour (Erste Liebe, 1970) et le Piéton (Der Fussgänger, 1973).
Signataire d'excellents courts métrages pour l'Office suisse du tourisme (À fleur d'eau, filmé par l'opérateur Robert Gnant, obtint le grand prix de sa catégorie au festival de Cannes en 1963), Alexander J. Seiler entreprend la réalisation d'une œuvre qui vient à son heure, Siamo italiani (1965), reportage traitant de la situation des ouvriers italiens en Suisse. À la même époque, Walter Marti et Reni Mertens composent Ursula ou la Vie inutile (Ursula oder das unwerte Leben, 1966), long métrage « pédagogique » (au sens que Brecht donnait à ce terme) qui est devenu un classique du genre.