FRANCE. (suite)
Comme au temps du muet, le cinéma de France reste sensible aux paysages, à l'appel de la route, aux cimes et aux canaux. Un metteur en scène comme Poligny sait ainsi retrouver les plaisirs bucoliques (Claudine à l'école, 1938). Un Jean Choux* (Miarka la fille à l'ours, 1937), un Jean Boyer* (Prends la route, id.), un Barberis (Ramuntcho, 1938) reviennent aux joies du plein air, pour ne rien dire d'un Pierre Caron (la Route enchantée, id.) ou d'un Willy Rozier (Champions de France, id.). Quant à Grémillon, il situe Gueule d'amour (1937) à Orange, l'Étrange M. Victor (1938) à Toulon et retrouve sa chère Bretagne fouettée par les embruns dans le drame puissant de Remorques (1941 ; RE : 1939-40).
Mais Paris reste l'obsession majeure (et la facilité évidente). Inexorablement, la caméra revient dans les studios de Billancourt ou de la place Clichy et les dialoguistes sont tenus de faire scintiller leurs mots d'auteur, car ce cinéma parisien est avant tout bavard, souvent brillant, parfois subversif et contrarié alors par les appréhensions des commerçants de la pellicule. Un Prévert qui ne signe pas toujours, même dans le cas d'une réussite rafraîchissante (les Disparus de Saint-Agil, Christian-Jaque, 1938), un Spaak* obligé de composer une autre fin pour la Belle Équipe (Duvivier, 1936), un Jeanson* qui rue dans les brancards en sont les victimes. Prévert entoure les amants traqués par le destin de comparses pour lesquels il prodigue sa verve mordante et ravageuse. Spaak s'imprègne du décor — bistrot aux confins du désert du Grand Jeu (1934) ou petit hôtel de Pension Mimosas (1935) — pour y faire vivre en vase clos les personnages de Feyder et leur donner une dimension pathétique. Sa vision de la Flandre au temps de l'occupation espagnole, superbement recréée par les architectures de Meerson et aérée par la mise en scène savante et d'un bel équilibre de Feyder conduit à un beau film : la Kermesse héroïque (1935). Les répliques à l'emporte-pièce, de Jeanson, crépitent dans Entrée des artistes (M. Allégret, 1938), clin d'œil amical aux comédiens que le feu sacré dévore. Jouvet* se taille la part du lion dans le film d'Allégret. Grand comédien, venu tard au cinéma (Topaze, L. Gasnier*, 1932), il y rejoint d'emblée ceux qu'on a appelés les « monstres sacrés ». Ils ont sauté en 1930 de la scène au studio. Leur personnalité, leur brio, l'efficacité de leur mimique, leur cabotinage grandiose en font les terre-neuve de maintes productions et favorisent la vogue des films à sketches : c'est Raimu dans la Femme du boulanger (Pagnol, 1938), Harry Baur* dans le Patriote (Tourneur, id.), Gaby Morlay* dans le Roi, Elvire Popesco* dans Sa meilleure cliente (Colombier, 1932), Jules Berry* dans Arlette et ses papas (H. Roussel, 1934), Max Dearly* dans Si j'étais le patron (Richard Pottier, id.). Évidemment aussi, tous leurs prestigieux partenaires, de Saturnin Fabre* à André Lefaur*, de Marguerite Moreno à Marguerite Pierry, de Carette* à Aimos*. Certains réalisateurs savent exploiter à fond leur talent et leurs outrances : Duvivier pousse ainsi Harry Baur au premier rang, aidé en cela par M. Tourneur ; Colombier* et Mirande* orientent de nouveau Gaby Morlay vers la comédie pure où elle excelle. Les producteurs jouent de plus en plus la carte « vedettes », qui dissimule souvent l'indigence des scénarios ou la platitude de la mise en scène.
La décennie, éclaboussée de troubles, minée par la crise, traversée par le courant du Front populaire, roule vers la guerre. Les vieilles maisons chancellent : en 1929, les frères Natan et Émile Tanenzaft parviennent à associer leur maison de production à Pathé Cinéma : la faillite de Pathé-Natan est consommée en 1936. Gaumont, en dépit de ses alliances avec Aubert et Franco-Film, survit avec peine et échappe à la faillite grâce à l'intervention des banques. En face de ces deux géants, l'un terrassé, l'autre vacillant, on assiste à un émiettement considérable. Une étude de R. Borde révèle qu'en dix ans 285 producteurs n'ont sorti qu'un seul film et souligne que 426 sociétés de production indépendantes ont réalisé en dix ans 681 films. Un tel état de choses émeut le Parlement. En 1937, un groupe interparlementaire pour la défense du cinématographe est constitué. Il faut de toute urgence donner des structures à la profession. Le régime de Vichy mènera cette œuvre à bien.
La diaspora germanique.
Cependant, dès 1934, on assiste à un afflux de cinéastes étrangers. Les studios français avaient accueilli autrefois les Russes blancs, qui dotèrent la société Albatros de quelques beaux films. Voici qu'arrivent Fedor Ozep*, Nicolas Farkas*, Alexis Granowski*, Wladimir Strijewski : de leur présence va naître la mode de ces films somptueux et superficiels qui s'acharnent à évoquer les fastes du vieil empire des tsars. Tarakanowa (Ozep, 1938), Port-Arthur (Farkas, 1936), Tarass Boulba (Granowski, id.), les Bateliers de la Volga (Strijewski, id.) consacrent cet engouement. Les Français s'en mêlent : que de Nuits de feu (L'Herbier, 1937), de Nuits de Princes (Strijewski, 1938), de Nuits blanches de Saint-Pétersbourg (Dréville, id.) ! Que de Katia (Tourneur, id.), de Tragédie impériale (L'Herbier, id.), de Brigade sauvage (id., 1939) ! Il en reste des images parfois belles, souvent vaines, et des décors opulents. Les Allemands, dans l'ensemble, se montrent moins conventionnels. Lang*, pressé de gagner les États-Unis, tourne rapidement un Liliom (1934) qui déçoit à l'époque. Patient, obstiné, Robert Siodmak travaille beaucoup avec éclectisme. Il arrive à peindre en pied le portrait du redoutable Mollenard (1938), forban mal marié, et, au début de la guerre, à présenter Pièges, beau film vénéneux et trouble où l'on retrouve l'atmosphère expressionniste. Siodmak achève Ultimatum (1938) tandis qu'agonise son réalisateur Robert Wiene* loin de sa patrie et des fantômes de Caligari. Litvak*, très à l'aise, fait vibrer la corde sentimentale aussi bien avec l'Équipage (1935) qu'avec l'idylle sanglante de Mayerling (1936). Deux films à chansons et un mélo sont confectionnés par Bernhardt. Pabst présente une belle illustration de Don Quichotte (1933) et un film d'espionnage, bourré de vedettes et soigneusement emballé, Mademoiselle Docteur (1937) : toute critique sociale a disparu de tels choix. En revanche, Ophuls va imposer un style. La cruauté ironique et la construction légère de la Tendre Ennemie (1936), le souffle du romantisme qui énerve la vieille Allemagne patriarcale dans le Roman de Werther (1938) et les réminiscences oppressantes de son Liebelei allemand (1933) dans Sans lendemain (1940) arrivent à peine à triompher de cette incompréhension teintée de racisme dont Ophuls souffrira toute sa vie durant.