FRANCE. (suite)
L'État français, qui s'intéresse au cinéma, n'attend pas longtemps pour réglementer la profession. De 1940 à 1944, le Comité d'organisation de l'industrie cinématographique (ou COIC) va diriger l'ensemble de l'industrie du film et de ses collaborateurs de création. Présidé d'abord par un directeur puis, en 1942, par un triumvirat, dont deux des membres démissionneront au bout d'un an, le COIC comprend une commission consultative subdivisée en cinq sous-commissions, régissant chacune diverses branches d'activité. L'État, attentif et tatillon, en surveille le fonctionnement par le système des cartes professionnelles, par la censure, par les commissaires du gouvernement et par le ministre de l'Information. De plus, le COIC doit jouer au plus serré avec les Allemands de Propagandaabteilung et des services de l'ambassade. Les contrôles se multiplient, l'élimination des juifs de la profession ne va cesser de s'amplifier, attisée par les articles outrageants de la presse parisienne. Heureusement, toutes les mesures ne sont pas de cet acabit : nombre d'initiatives du COIC ne seront pas suspendues à la Libération et assainissent le marché ; ainsi l'autorisation de tournage, les avances pour financement, le versement en banque et le blocage du montant des devis. Aujourd'hui encore, le contrôle des recettes, la numérotation de la billetterie, l'interdiction du double programme conservent force de loi.
La production se trouve assez vite privée de cinéastes éminents (Clair, Duvivier, Renoir, Ophuls s'installent aux États-Unis, Feyder en Suisse) et de vedettes aimées du public (Gabin, Michèle Morgan, Jouvet, Jean-Pierre Aumont*), et, si la reprise du travail s'effectue rapidement en zone libre, laquelle bénéficie des studios de Marseille et de Nice et de la présence d'acteurs ou de réalisateurs, elle ne s'opère que plus tard dans la capitale. L'espoir de voir éclore sur la Côte une pépinière cinématographique ne dure guère. Les conditions précaires de travail, la médiocrité de la pellicule et, surtout, les entraves perpétuelles de la censure vichyssoise découragent les bonnes volontés. Gance offre toutefois avec Vénus aveugle (1943 [RE 1940]) un grand mélo de style flamboyant ; Gréville et Pierre Billon* font appel à Jacques Prévert pour quelques scènes d'Une femme dans la nuit (1943, RE 1941) et du Soleil a toujours raison (id.). L'activité méridionale ne cesse pourtant qu'après la capitulation italienne (fin 1943), et plusieurs grandes œuvres de l'époque sont réalisées : les Visiteurs du soir (Carné et Prévert, 1942), Lumière d'été (Grémillon et Prévert, 1943), l'Éternel Retour (Delannoy* et Cocteau*, id.). Marc Allégret donne Félicie Nanteuil (1945, RE 1942), une de ses œuvres les plus sensibles. Enfin, c'est dans les studios de la Victorine que débutent les Enfants du paradis (Carné et Prévert, 1945), dont la réalisation se poursuivra l'année suivante à Paris.
En zone occupée, la situation est différente. Une société de production, Continental Films, est créée fin 1940. S'appuyant sur des techniciens, des acteurs français et des capitaux allemands, elle élabore un vaste programme. Christian-Jaque, M. Tourneur, Carné, Joannon, Lacombe, Henri Decoin* sont mis en demeure de travailler pour cette firme, faute de quoi les studios parisiens resteront fermés. Ayant obtenu l'assurance qu'on ne leur demandera aucune œuvre de propagande, les metteurs en scène se soumettent et, au début de 1941, commencent, l'un l'Assassinat du Père Noël (Christian-Jaque), l'autre le Dernier des six (Lacombe). La situation se débloque et s'ouvre alors un véritable âge d'or pour le cinéma français. Durant toute l'Occupation, les spectateurs affluent, les films les distraient de leurs misères et de leurs angoisses. Les productions anglo-saxonnes sont interdites ; malgré un énorme effort publicitaire, les bandes allemandes ou italiennes sont moyennement suivies. Les réalisations françaises les plus médiocres pulvérisent les records d'exclusivité, les recettes sont éblouissantes. Cette parenthèse de quatre ans dans l'histoire du cinéma continue comme auparavant à faire la part belle aux adaptations littéraires, à la reproduction de pièces de théâtre, aux intrigues policières, sentimentales ou mélodramatiques. Très peu de travaux de propagande (en tout cas, jamais à la Continental) et d'une grande médiocrité. Au fil des jours, les œuvres vont se faire de plus en plus agressives et percutantes.
Ce parti pris d'ignorer que le monde est en feu, que les hommes sont traqués et de proclamer que « Paris reste toujours Paris » alimente les films de divertissement, où l'on célèbre la jeunesse (Premier Rendez-Vous, Decoin, 1941) et où l'on assaisonne à la mode américaine les vieilles recettes du Boulevard (l'Inévitable Monsieur Dubois, Billon, 1943 ; l'Honorable Catherine, L'Herbier, id.). Ni Pagnol ni Guitry ne donnent d'œuvres majeures. Les aventures policières connaissent toujours le succès (L'assassin habite au 21, H.-G. Clouzot*, 1942) ; il s'y mêle parfois un léger parfum de social (les Inconnus dans la maison, Decoin, 1942). On essaie de retrouver le rythme et le crépitement des films d'action américains (Dernier Atout, Jacques Becker*, 1942 ; L'aventure est au coin de la rue, Daniel-Norman, 1944). Les épreuves de l'héroïne du Voile bleu (Jean Stelli, 1942), les malheurs de la Femme perdue (J. Choux, id.) font salles combles. On s'incline devant les évocations de Berlioz (la Symphonie fantastique, Christian-Jaque, 1942), de Napoléon Ier (le Destin fabuleux de Désirée Clary, Guitry, id.), de Mermoz (L. Cuny, 1943), de la Malibran (Guitry, id.). Monsieur des Lourdines (P. de Hérain, id.) prêche le retour à la terre, Patricia (P. Mesnier, 1942) milite en faveur de la famille, Pontcarral, colonel d'Empire (Delannoy, id.) exalte la patrie, la France d'outre-mer et la résistance aux usurpateurs. Les adaptations des romans de Simenon (le Voyageur de la Toussaint, Daquin*, 1943) équilibrent celles des œuvres de Balzac (la Duchesse de Langeais, Baroncelli, 1942). Le bon curé devient un personnage traditionnel mais Satan rôde par-ci par-là (les Visiteurs du soir, Carné ; la Main du diable, M. Tourneur, 1943 ; l'Homme qui vendit son âme, Paulin, 1943) ; on s'intéresse aux rêves, à la magie, à la sorcellerie, aux hérésies, tout en goûtant les films de Tino Rossi* ou de Charles Trénet*. 1943 reste une année riche. Grémillon (avec la complicité de Prévert) vient de donner Lumière d'été, âpre drame aux antipodes des mots d'ordre vichyssois. Il change de registre avec Charles Spaak pour peindre la figure d'une modeste Française dévorée par la passion de l'aviation (Le ciel est à vous). Clouzot tourne pour la Continental le Corbeau, dont l'agressivité, la méchanceté, la noirceur choquent. Autant-Lara*, qui avait trouvé son style en contant des histoires désuètes, fait éclater un conflit de castes, dans Douce, parmi les poufs et les capitons d'un hôtel particulier à la fin du siècle dernier. Voyage sans espoir, que Christian-Jaque filme en virtuose, retrouve brusquement la poésie trouble des boîtes à matelots, des ports et des adieux dans les gares. Robert Bresson présente les Anges du péché, essai cinématographique inspiré par Giraudoux : symphonie en blanc, dédiée aux religieuses de Béthanie, où la sérénité dissimule mal le feu qui couve. Les frères Prévert avec Adieu Léonard déversent leurs réserves de farces et attrapes et allument des lampions en l'honneur des « petits métiers ». Goupi Mains rouges donne à Becker le plaisir de se pencher sur une famille paysanne de haute saveur, sans tomber dans la convention patoisante. Un peu plus tard, Christian-Jaque va orchestrer les thèmes de Sortilèges (1945), jalousie, sang, amour éternel, dans des paysages de neige où passe un cheval fou.