Dictionnaire du Cinéma 2001Éd. 2001
E

ESPAGNE. (suite)

Un cinéma engagé.

Le conflit interrompt cette « époque dorée » et infléchit vigoureusement la production vers le documentaire militant ou de propagande. L'effervescence cinématographique républicaine durant la guerre est à sa manière un signe de vitalité et l'aboutissement de tendances jusqu'alors embryonnaires. On compte 185 titres entre 1931 et 1936, dont 108 longs métrages ; parmi ceux-ci, 37 sont réalisés en 1935 et 28 de janvier à juillet 1936. De cette date à avril 1939, on dénombre 350 titres, dont 25 longs métrages et 318 documentaires. Faute de contrôler les installations de Barcelone, Madrid et Valence, seul un septième de cet essor revient aux insurgés ; Cifesa, Perojo et Rey, ralliés au mouvement militaire, doivent filmer à Berlin. De son côté, la République reçoit des réalisateurs solidaires comme Malraux*, Ivens* et Strand*. Les anarchistes, les communistes et la Generalitat de Catalogne sont à l'origine de la plupart des films. La mobilisation révolutionnaire débouche sur des expériences collectives, sur l'expropriation des salles et sur une prise en charge de la production par le syndicat du spectacle à Barcelone ; on trouve ainsi de curieux films de fiction anarcho-syndicalistes, tels que Nuestro culpable (Fernando Mignoni, 1937), Barrios bajos (Pedro Puche, id.), Aurora de esperanza (Antonio Sau, 1938), ¡ No quiero... no quiero ! (F. Elías, id.).

Le cinéma au temps du franquisme.

L'espoir s'effondre avec la victoire franquiste. Entre-temps, l'industrie argentine a conquis le marché hispano-américain si convoité. Plus d'une centaine d'artistes, techniciens et réalisateurs s'exilent. Dès 1938, la censure est organisée à Burgos ; la censure préalable sur les scénarios est décrétée l'année suivante. La cinématographie va dépendre du Service national de propagande, au ministère de l'Intérieur. Le cinéma sera pendant trente ans un des principaux instruments d'endoctrinement idéologique du franquisme. La Cifesa, liée à l'industrie allemande et italienne, en sera le premier pilier (le producteur Cesáreo González lui succède après 1948). Le modèle est importé de l'Italie mussolinienne (le Siège de l'Alcazar, A. Genina*, 1940 ; en coproduction). Franco* lui-même donne le ton, en écrivant le scénario de Raza (José Luis Sáenz de Heredia, 1941), qui inaugure le genre « croisades », prolongeant sur les écrans la guerre sainte gagnée contre les « rouges ». C'est l'époque du salut fasciste et de l'hymne, obligatoires dans les salles. Le doublage imposé aux films étrangers fait de l'industrie nationale une candidate à l'assistance. La tutelle franquiste sera toujours intéressée. Ainsi, les licences d'importation de films étrangers sont liées à la production de films nationaux « de qualité » (1941). Avec les sommes qui proviennent des taxes appliquées aux films importés, le syndicat du spectacle attribue des crédits, mais à certaines conditions seulement, car n'en bénéficient que les films auxquels il a décerné des prix et qu'il a classés « d'intérêt national ». Ce système complexe et subtil (l'initiative privée est préservée) transforme les producteurs en une lumpenbourgeoisie docile, qui poursuit un gain aisé à court terme, sans esprit de suite (l'affaire étant de toucher les prébendes officielles et non de recueillir l'adhésion du public). L'attachement du régime à cette forme d'expression est encore attesté par la publication de la revue Primer Plano (1940) et par la création du No-Do (1943), actualités dont la projection reste obligatoire jusqu'à 1976. La production passe de 10 longs métrages en 1939 à 52 trois ans plus tard ; elle tourne autour de la quarantaine jusqu'à 1955. La défaite du nazisme et du fascisme précipite la mise à l'écart de la Phalange, au profit d'un poids accru de l'Église catholique. Le genre « croisade », avec son apologétique raciale, fleurissant au début (Escuadrilla, A. Román* ; Harka, Carlos Arévalo ; Porque te vi llorar, J. de Orduña*, tous en 1941), s'estompe, même si on en trouve des échos lointains (El santuario no se rinde, Arturo Ruiz Castillo, 1949 ; La fiel infantería, P. Lazaga*, 1959). Vers la fin de la Seconde Guerre mondiale, deux genres « nobles » en prennent le relais : le film « impérial », à la gloire de la hazaña castellana (la gloire castillane), et le film religieux, fleuron typique de cette époque « national-catholique ». Entre les deux, les variantes coloniale (Bambú, Sáenz de Heredia*, 1945 ; Los últimos de Filipinas, A. Román, id.) et colonial-missionnaire (La mies es mucha, Sáenz de Heredia, 1949, écrit par Vicente Escrivá*, scénariste-hagiographe par excellence). Le film historique correspond à la phase autarcique et d'isolement international du franquisme. L'évocation du XVIe siècle, de la guerre d'indépendance ou de la guerre civile est mise au service d'une exaltation patriotique, d'un dessein impérial qui se perpétuent par la langue et la religion, d'une vision exclusivement centraliste du pays autour de la Castille, du culte du héros, du guerrier, dans un monde où la paix est toujours précaire, où le Bien et le Mal s'affrontent sans cesse (El Abanderado, Eusebio Fernández Ardavín, 1943 ; Inés de Castro, Leitão de Barros* et Manuel A. García Viñolas, 1945 ; Alba de América, J. de Orduña, 1951 ; La llamada de África, César Ardavín, 1952). Alors que la propagande veut faire croire que l'Espagnol est « moitié moine, moitié soldat », curés et missionnaires passent au premier plan (Forja de Almas, E. Fernández Ardavín, 1943 ; Balarrasa, José Antonio Nieves Conde*, 1950) ; puisque le sacrifice de la femme sur la terre la prédispose à la sainteté, les bonnes sœurs ne sont pas oubliées (Sor Intrépida, R. Gil*, 1952 ; la Belle Andalouse, L. Lucía*, id.). La route vers le paradis passe volontiers par une apologie masochiste de la mort (Molokai, Lucía, 1959), par un appel morbide de l'au-delà (Marcelino, pain et vin, L. Vajda*, 1955). La vedette de ce dernier, Pablito Calvo*, ouvre la voie à une série de petits niais, dont les uns chantent, les autres pas (Joselito*, Marisol, Ana Belén*, Rocío Durcal). Une part majoritaire de la production emprunte néanmoins les formes apparemment plus banales de la comédie (comme celle dite « en frac »), de l'espagnolade, du calligraphisme (El escándalo, Sáenz de Heredia, 1943), puis des musicaux rétros (Valencia, J. de Orduña, 1957, triomphe de Sarita Montiel*) et des mélodrames bourboniens (¿ Dónde vas Alfonso XII ?, L. C. Amadori*, 1958) ; en d'autres mots, l'apogée d'un pompiérisme réactionnaire où se bousculent des tâcherons sans personnalité. Deux anciens élèves de l'Institut de recherches et d'expériences cinématographiques (IIEC, fondé en 1947) essayent d'ouvrir une première brèche : Luis García Berlanga* et Juan Antonio Bardem* ; le premier s'impose avec Bienvenue Mr. Marshall (1952), le second avec Mort d'un cycliste (1955). Le projet d'un « néoréalisme à l'espagnole », préfiguré par un phalangiste dissident (Surcos, J. A. Nieves Conde, 1951), reste lettre morte. L'humour acide de Berlanga ne trouve que deux continuateurs : l'Italien Marco Ferreri* et le comédien réalisateur Fernando Fernán Gómez*. L'effort de réflexion entrepris par les revues Objetivo et Cinema universitario (1953) culmine avec les Conversations cinématographiques de Salamanque (1955), rassemblant phalangistes, catholiques et communistes. Le diagnostic qu'y formule Bardem est sévère : « Le cinéma espagnol est politiquement inefficace, socialement faux, intellectuellement infirme, esthétiquement nul et industriellement rachitique. » Commence alors l'essor des coproductions, dans lesquelles l'Espagne n'apporte que la « co », c'est-à-dire paysages et figuration. L'empire romain ou moyenâgeux de Samuel Bronston*, le carton-pâte hollywoodien ou italien remplacent le rêve délabré de Franco. Le cinéma espagnol devient un cinéma de sous-genres, de succédanés mimétiques et sous-développés : le film d'horreur, les spaghetti-westerns, le « sexy celtibérique ». Un renouvellement est tenté par des stimulations aux films « d'intérêt spécial » et un léger assouplissement de la censure. Au début des années 60, l'opération nuevo cine facilite donc l'accès à la mise en scène de près de cinquante jeunes, plusieurs d'entre eux issus de l'École officielle de cinématographie (l'ancien IIEC) : Manuel Summers*, Mario Camus*, Julio Diamante, Miguel Picazo*, B. M. Patino*, Jaime Camino*, José Luis Borau*, A. Fons*, J. Grau*, Francisco Regueiro* ; la revue Nuestro Cine leur sert de plate-forme. En même temps, une éphémère École de Barcelone suit un cours plus expérimental et onirique (V. Aranda*, P. Portabella*, G. Suarez*). Seul Carlos Saura*, qui les devance un peu, préserve une carrière continue et personnelle (en collaboration avec son producteur Elías Querejeta*). En 1966, la production atteint le chiffre record de 164 longs métrages (dont 97 coproductions) ; ensuite, elle se stabilise autour d'une centaine de films annuels. Sous les apparences de la prospérité, le cinéma espagnol est malade. La médiocrité change juste d'habits, les commerçants découvrent les vertus de la nudité. Durant les années 70, la tentative d'une « troisième voie », entre le nuevo cine, jugé trop intellectuel, et le mépris pur et simple du public, échoue à son tour. Contre vents et marées, quelques talents arrivent à s'exprimer : Víctor Erice*, Manuel Gutiérrez Aragón*, Jaime de Armiñán*, Jaime Chávarri*, Alfonso Ungria*, Antonio Drove, Ricardo Franco*, Pedro Olea*, José Juan Bigas Luna*.