KAZAN (Elia Kazanjoglou, dit Elia) (suite)
Mais c'est avec Panique dans la rue (Panic in the Streets, 1950), tourné dans les rues de La Nouvelle-Orléans, que Kazan pour la première fois s'accomplit comme metteur en scène. Totalement maîtrisé, ce film noir sur la contamination d'une ville par la peste, que propage un groupe de gangsters, n'évite pas le message libéral : le bon médecin militaire (Richard Widmark) fait triompher les valeurs saines. Mais Kazan excelle à décrire un milieu interlope et son style nerveux restitue les courses haletantes dans les rues du port. En 1951, pause dans sa carrière avant des œuvres plus personnelles, il signe sa seule pièce filmée, Un tramway nommé Désir (A Streetcar Named Desire) de Tennessee Williams, qu'il avait déjà créée à la scène en 1947 avec Marlon Brando et Kim Hunter. Car Kazan ne cesse, jusqu'en 1959, d'alterner son travail au théâtre et au cinéma, imposant les œuvres des deux plus grands dramaturges de l'époque, Arthur Miller et Tennessee Williams. Dans Un tramway nommé Désir, Marlon Brando retrouve son rôle face cette fois à Vivien Leigh. Il est issu de l'Actors* Studio, que Kazan avait créé en 1947 avec Cheryl Crawford et Robert Lewis, vivier où il puisera sans cesse pour trouver de nouveaux interprètes.
1952 est une date charnière dans la vie et l'œuvre de Kazan. Il témoigne devant la Commission des activités antiaméricaines, livre les noms d'anciens communistes et fait un serment d'allégeance patriotique. Les traces de cet acte marqueront désormais son œuvre tout en lui donnant une ambiguïté, une complexité qu'elle ne possédait pas jusque-là. La même année, en effet, Kazan réalise un film à partir d'une idée personnelle, le portrait du révolutionnaire mexicain Emiliano Zapata. Il demande à John Steinbeck d'en écrire pour lui le scénario. Viva Zapata ! (id., 1952), influencé par le cinéma soviétique que Kazan admira tant dans sa jeunesse, est une réflexion sur le pouvoir qui finit toujours par corrompre et une incitation à la révolution permanente. Deux ans plus tard, Sur les quais (On the Waterfront), écrit par Budd Schulberg, tourné en décors naturels à New York, se souvient des films Warner des années 30 par le réalisme rigoureux de sa dénonciation sociale, tout en justifiant la conduite du mouchard. Brando y est aussi convaincant en docker fruste que, dans le film précédent, en paysan mexicain.
En 1955, Kazan découvre la couleur, le CinémaScope et James Dean et signe sa première œuvre lyrique, À l'est d'Éden (East of Eden), reprise du thème de Caïn et d'Abel et peinture déchirante d'un adolescent révolté. La Poupée de chair (Baby Doll, 1956), à partir de deux pièces de Tennessee Williams, est un film bouffon et sensuel, satirique et tendre, un concert de chambre au rythme allègre, la meilleure démonstration peut-être des vertus de la méthode pratiquée à l'Actors Studio (d'où sont d'ailleurs issus les trois comédiens principaux : Carroll Baker, Karl Malden et Eli Wallach). Un homme dans la foule (A Face in the Crowd, 1957), de nouveau écrit par Budd Schulberg, renoue avec le pamphlet social : Kazan y dénonce au vitriol le monde frelaté du show business et de la politique à travers l'ascension foudroyante d'un chanteur folk.
C'est au début des années 60 qu'il signe ses deux œuvres peut-être les plus achevées : le Fleuve sauvage (Wild River, 1960), sur le conflit de l'ancien et du nouveau, la confrontation d'un fonctionnaire de Washington (Montgomery Clift) chargé de construire un barrage à l'époque du New Deal et d'une vieille paysanne du Tennessee (Jo Van Fleet) qui veut rester sur ses terres, et la Fièvre dans le sang (Splendor in the Grass, 1961), sur l'amour impossible de deux jeunes (Natalie Wood et Warren Beatty), victimes de la société puritaine au moment de la Dépression. Le lyrisme apaisé du premier, digne de John Ford, contraste avec le style exacerbé, éclaté du second. Kazan parle ensuite de plus en plus ouvertement à la première personne. Il raconte l'histoire de sa famille en une vaste fresque, America America (id., 1963), une odyssée de l'émigration et son œuvre la plus riche et la plus ample. Il y mêle tous les mondes, toutes les atmosphères, tous les styles, réaliste, lyrique, épique. Après ce pèlerinage aux sources (le film fut tourné en Asie Mineure), Kazan poursuit sa quête introspective avec l'Arrangement (The Arrangement, 1969), d'après son propre roman, réflexion fiévreuse sur les compromissions de la vie, l'ambiguïté de la réussite, où l'autobiographie se masque à peine. En 1972, il met en scène un scénario de son fils Chris qui anticipe de plusieurs années sur la vague des films sur le Viêt-nam. Les Visiteurs (The Visitors) est en effet un huis clos étouffant où deux anciens combattants de retour d'Extrême-Orient viennent se venger d'un camarade qui les a dénoncés. Tournée en super-16 mm dans la propre maison du cinéaste, c'est une œuvre d'une jeunesse étonnante, d'une vigueur qui dérange. Comme par contraste, après ce budget de misère, le Dernier Nabab (The Last Tycoon, 1976), que lui propose Sam Spiegel (son producteur de Sur les quais), d'après le roman de F. Scott Fitzgerald adapté par Harold Pinter, est son film le plus coûteux. Kazan apparemment s'efface, mais fait de cette « commande », avec l'aide du magistral Robert De Niro, une œuvre crépusculaire, feutrée, l'une des plus belles méditations sur Hollywood.
Prise dans sa totalité, l'œuvre de Kazan est à bien des égards exemplaire. Elle offre une vaste peinture de l'histoire de l'Amérique moderne, de l'immigration au Viêt-nam, en passant par la Dépression, le New Deal et les problèmes sociaux et politiques contemporains. En même temps, elle montre un homme à la recherche de lui-même et de ses racines, explorant ses doutes et ses conflits intérieurs. Parti du Marx de sa jeunesse, Kazan est arrivé à Freud pour finalement mener de front la peinture de la société et la plongée dans le psychisme. Tour à tour acteur, metteur en scène de théâtre puis de cinéma, écrivain (ses romans : les Assassins, le Monstre sacré, Actes d'amour, l'Anatolien, et son autobiographie, Une vie complètent ce portrait de l'artiste par lui-même), Kazan n'a cessé de se mettre en question. Ce faisant, il s'est éloigné de plus en plus des formules hollywoodiennes, introduisant un nouveau jeu dramatique, cherchant des thèmes audacieux, faisant appel à des écrivains réputés, se lançant dans la production indépendante sans guère rencontrer le succès commercial. Pour toutes ces raisons, son influence sur le nouveau cinéma américain ne saurait être négligée. Dès les années 50, il marque des réalisateurs comme Aldrich et Ray (qui fut son assistant), puis la génération issue de la télévision (Frankenheimer, Penn, Mulligan, Lumet). Des cinéastes plus jeunes, comme Coppola ou Scorsese, et bien sûr les nouveaux comédiens, tous plus ou moins issus de l'Actors Studio (Dustin Hoffman, Robert De Niro, Al Pacino, etc.), ont une dette à son égard et retrouvent dans son œuvre torturée, convulsive, leurs préoccupations d'artistes qui s'interrogent sur leur différence. En 1989, il prépare un nouveau film, Au-delà de la mer Égée (Beyond the Aegeain Sea), interrompu avant le tournage.