TURQUIE. (suite)
Les années 80.
Cette ouverture vers les pays étrangers, a également donné naissance, dès le début des années 80, à un courant que l'on peut qualifier de cinéma social engagé, conçu pour séduire, entre autres le spectateur occidental et dont les fruits furent souvent schématiques sous les traits appuyés des couleurs locales. C'était en somme la dernière tentative de réforme du cinéma commercial de « Yeşilçam », pourtant dépourvu d'infrastructure moderne et de techniciens compétents. Le désir de prendre ainsi une place sur l'échiquier du septième art mondial en misant tout sur des scénarios peu nuancés, traités superficiellement en préférant la facilité d'un exotisme usé à toute recherche formelle, était évidemment voué à l'échec. Dans cette médiocrité qui ne pouvait trouver d'excuses que dans le regard paternaliste d'une certaine critique occidentale, et face à l'offensive de la télévision (une quatrième chaîne d'État dès 1990, alors que le feu vert aux initiatives privées est déjà affiché), les structures craquent à la fin des années 80. En effet, la production a quantitativement régressé (107 films en 1989, y compris ceux destinés exclusivement à la distribution vidéo, alors que l'on avait frôlé les 300 titres quinze ans auparavant : si l'on y ajoute l'hémorragie des salles (plus que 375 dans tout le pays, en 1990 !), le très faible niveau de la fréquentation (seulement 40 millions de spectateurs la même année) et l'implantation des géants de la distribution américaine dans le marché national, on comprend aisément l'amplification des inquiétudes.
Les pouvoirs publics s'intéressent alors aux problèmes du cinéma en adoptant une attitude libérale, en adoucissant puis en abolissant la censure et en créant un système d'aide et de soutien sérieux. Mais le véritable atout du cinéma turc reste dans l'émergence d'une nouvelle génération d'auteurs qui apporte également un renouveau dans la thématique, en se préoccupant davantage de la vie citadine, des soucis quotidiens et des interrogations existentielles dans un pays pris au piège de ses contradictions, entre l'Orient et l'héritage ottoman d'un côté, l'Occident et ses aspirations européennes de l'autre. Ainsi, le didactisme et les leçons de morale de certaines productions des années 70 et 80 font place, progressivement, à une approche moins manichéenne et plus intimiste. Ömer Kavur*, dont les dernières œuvres furent présentées aux plus prestigieux festivals, Hôtel de la mère patrie (1986) et le Visage secret (1991) à Venise et le Voyage de nuit (1987) à Cannes, est le chef de file de ce courant que de jeunes cinéastes viennent nourrir. Tevfik Başer*, qui a si bien su conjuguer son talent de cinéaste avec le désir de décrire l'univers quotidien des immigrés turcs venus s'installer en Allemagne, réalise deux films très prometteurs, 40 m² d'Allemagne (1986) et Adieu au faux paradis (1989). Zülfü Livaneli* se lance dans l'aventure cinématographique avec le même souci de qualité esthétique et du développement d'un langage personnel cohérent, tout en s'orientant vers d'autres réalités, celles des Turcs piégés dans leur propre pays, à la campagne face aux traditions, Terre de fer ciel de cuivre (Yer Demir Gök Bakır, 1987), ou en ville, au milieu des remous socio-politiques, le Brouillard (Sis, 1989). Par ailleurs, il faut souligner la remarquable qualité technique des œuvres de ces deux cinéastes, qui bénéficièrent d'infrastructures modernes grâce aux coproductions avec l'étranger. D'autres nouvelles voix se firent également entendre. Başar Sabuncu*, homme de théâtre et scénariste, affirme sa personnalité avec plusieurs films réalisés depuis 1985. Orhan Oǧuz, ancien directeur de photo, se fait remarquer à Cannes par une première œuvre, Malgré tout (Herşeye Raǧmen, 1988), grâce à l'originalité de son sujet qui prend à contre-pied l'image machiste de l'homme turc. Quelques années plus tard, un autre film de ce réalisateur, Siffle si tu te retournes (Dönersen Islık çal, 1992), sur la quête du bonheur d'un barman nain qui travaille dans un quartier malfamé d'Istanbul, attirera également l'attention. Şahin Kaygun (1951-1992), brillant photographe, refusant le piège des films culturellement identifiables et stéréotypés, n'a eu le temps de réaliser que deux longs métrages : Afife Jale (id., 1986), sur la vie tragique de la première femme musulmane qui a voulu être actrice de théâtre, à Istanbul, au début du xxe siècle et Pleine Lune (Dolunay, 1988) où les interrogations existentielles d'une jeune femme peintre s'évanouissent avec gravité dans l'espace et le temps. Un autre jeune réalisateur, Reha Erdem, metteur en scène de théâtre, a suivi la même voie avec A Ay (id., 1989), film d'une rare poésie, primé au Festival des 3 Continents de Nantes. Il lui faudra onze ans pour produire et réaliser son second film, Prends l'oseille et taille-toi (Kaç Para Kaç, 2000), un essai humoristique sur l'importance grandissante de l'argent et du désir de consommation dans les rapports sociaux. La crise de la production cinématographique a également étouffé la carrière d'un autre jeune cinéaste, Fehmi Yaşar, qui n'a pu rien réaliser après l'intérêt suscité par son premier film, Cœur de verre (Camdan Kalp, 1990).
Les années 90.
Au début des années 90, la crise larvée s'aggrave par la persistance de trois raisons principales : d'abord, les difficultés financières chroniques que connaît le pays, continuent d'affecter sérieusement l'industrie cinématographique qui n'a pas su se moderniser ; ensuite, l'explosion du paysage audiovisuel (pas moins d'une quinzaine de chaînes généralistes, service public et télévisions privées confondus, émettent régulièrement et en clair sur le réseau hertzien, sans compter les émissions câblées) pèse de plus en plus dramatiquement sur la fréquentation des salles ; enfin, l'invasion des écrans par le cinéma américain (plus de 90 p. 100 des films distribués en moyenne) affaiblit les chances de survie des films turcs. La production nationale recule jusqu'en desoous d'une cinquantaine de titres par an, 16 mm et vidéo compris, dont une dizaine à peine, réussit à trouver son public dans les cinémas qui sont désormais sous contrôle des grandes sociétés de distribution américaines. Quant au nombre des salles, il baisse encore : seulement 334 écrans offrant une capacité totale de 155 000 fauteuils étaient recensées au début de 1995 sur l'ensemble du territoire, pour une population de plus de 60 millions d'habitants à cette époque! La fréquentation continue également de reculer alors que la proportion des spectateurs qui choissent de voir un film turc chute jusqu'à 5 % des entrées. Dans cette morosité ambiante, les films qui illustrent les thèses islamistes, appelés « films blancs », occupent les premières places en attirant dans les salles un spectateur sur trois parmi ceux qui préfèrent encore et malgré tout le cinéma national.