TURQUIE. (suite)
Après le « coup d'État » du 27 mai 1960, les militaires libéralisent la Constitution. Cette « révolution blanche », comme on l'appelle, fait éclater certaines barrières, suscite une brassée d'idées neuves, s'attaque à plusieurs tabous, ouvre de nouveaux horizons aux artistes et notamment aux cinéastes, quelque peu étourdis par l'afflux inespéré d'idées nouvelles, par la propagation d'œuvres de tendance marxiste, dont la traduction et la publication étaient jusque-là pratiquement interdites. Ce renouveau se traduit par un courant de films « sociaux », mais aussi par toutes sortes d'expériences « avant-gardistes ». L'intérêt croissant du public pour ce nouveau cinéma fait progresser la production qui atteint, vers les années 70, les 200, 250, voire 300 films par an. Akad, resté relativement inactif pendant quelque temps, reprend les chemins des studios avec la Loi des frontières (Hudutların Kanunu, 1966) et la Légende du mouton noir (Kızılırmak-Karakoyun, 1967). Atıf Yılmaz va beaucoup tourner, citons : L'avenir est à nous (Yarın Bizimdir, 1963), Ali le Mâle (Erkek Ali, 1964), la Légende de Keşanlı Ali (Keşanlı Ali Destanı, id.), la Ballade de Murad (Murad'ın Türküsü, 1965), Arif de Balat (Balat'lı Arif, 1967). Metin Erksan va mêler au réalisme le thème de l'amour fou, qui était déjà perceptible chez lui, et qui sera dorénavant le leitmotiv de son œuvre : la Vengeance des serpents (Yılanların Öcü, 1962), Vie amère (Acı Hayat, 1962), Un été sans eau (Susuz Yaz, 1963 ; Ours d'or à Berlin, 1964), le Temps d'aimer (Sevmek Zamanı, 1966), Passion d'amour (Ölmeyen Aşk, 1966 ; adaptation des Hauts de Hurlevent d'E. Brontë). Mais il y a aussi une nouvelle vague de cinéastes. Halit Refiǧ qui vient de la critique, signe des œuvres soignées traitant surtout de la condition féminine : l'Amour défendu (Yasak Aşk, 1961), les Oiseaux de l'exil (Gurbet Kuşları, 1964), Quatre femmes au harem (Haremde Dört Kadın, 1965). Duygu Saǧıroǧlu, ex-décorateur de théâtre, met en scène des films d'une grande portée réaliste : la Route sans fin (Bitmeyen Yol, 1965), Je vis quand je meurs (Ben Öldükçe Yaşarım, 1966). Ertem Göreç, après quelques films prometteurs comme les Passagers de l'autobus (Otobüs Yolcuları, 1961) ou le Jeune homme en colère (Kızgın Delikanlı, 1964), réalise le premier long métrage turc traitant sérieusement de la condition ouvrière et du droit de grève : Ceux qui se réveillent à l'aube (Karanlıkta Uyananlar, 1965).
Les années 70.
Les choses commencent à se gâter vers la fin des années 60. D'une part la télévision concurrence sérieusement le cinéma, d'autre part la disparition du noir et blanc et l'obligation de ne tourner qu'en couleurs augmentent considérablement le coût des films et, par conséquent, les problèmes de l'industrie cinématographique. La Turquie, pays où le septième art n'a jamais profité d'une aide, d'une subvention, d'un système de crédit de la part de l'État, voit son public se raréfier, ses gains diminuer, ses studios et ses salles faire faillite. Plus question de prendre des risques, de miser sur des sujets difficiles ou de nouveaux auteurs, plus question de faire « de l'art ». Dans la médiocrité qui s'ensuit, un seul nom s'impose, un seul espoir surgit : Yılmaz Güney*, acteur populaire de petits films d'aventures des années 60, scénariste à ses moments perdus, homme de « gauche », voire communiste déclaré, met son prestige et sa popularité au service d'un cinéma progressiste, engagé, mais en même temps populaire. Stimulée par son film l'Espoir (Umut) en 1970, la vieille génération s'applique : le vétéran Akad donne presque le meilleur de son œuvre avec le Fleuve (Irmak, 1972), Fleur céleste (Gökçe-çiçek, 1972) et, notamment, sa trilogie formée par la Mariée (Gelin, 1973), les Noces (Düǧün, 1974) et le Prix (Diyet, 1975). Autre vétéran, Süreyya Duru trouve l'inspiration dans les nouvelles de l'écrivain réaliste Bekir Yıldız, qu'il adapte avec brio grâce à la complicité de Vedat Türkali : Bedrana (id.,1974), la Mariée au voile noir (Kara çarşaflı Gelin, 1975). Metin Erksan, qui semblait s'essouffler dans plusieurs travaux alimentaires, réalise un film curieux, l'Ange de la vengeance - la Femme Hamlet (Intikam Meleǧi - Kadın Hamlet, 1976) et s'affirme une dernière fois avec une majestueuse histoire d'obsession folle : Je ne peux vivre sans toi (Sensiz Yaşıyamam, 1977). Halit Refiǧ propose quelques films à thèse pour mettre en valeur ses idées sur la culture, premier élément de l'identité nationale : Sœur Fatma (Fatma Bacı, 1972), puis se réfugie (avec Akad et Erksan) à la télévision, où il adapte quelques classiques turcs. Atıf Yılmaz reste le cinéaste le plus prolifique de sa génération, en excellant dans la comédie populaire parfois aussi caustique et dénonciatrice que la comédie italienne à ses meilleures heures : Güllü (1971), Yusuf le Fou (Deli Yusuf, 1975), Voici la vie (Işte Hayat, id.), Hasip et Nasip (1976), Feyzo le Gentil (Kibar Feyzo, 1978) et l'Ouvrier chanceux (Talihli Amele, 1980).
Mais la personnalité dominante des années 70 est sans nulle doute Yılmaz Güney. Les films qu'il réalise et ceux dont il écrit le scénario, notamment pendant les longues années qu'il passe en prison, seront non seulement, et de loin, les meilleurs films de ces années-là, mais influenceront également une toute nouvelle génération de cinéastes qui vont faire de Güney leur héros. C'est grâce à deux scénarios écrits par Güney en prison que Zeki Ökten* réalise le Troupeau (Sürü, 1978) et l'Ennemi (Düşman, 1979). Şerif Gören*, ex-assistant de Güney, va permettre au film Anxiété (Endişe, 1974), commencé par Güney, de s'imposer comme une œuvre forte et, tout en poursuivant sa carrière avec une ambition moindre, il donnera de temps à autre des films dignes d'intérêt, tel Allemagne, amère patrie (Almanya, Acı Vatan, 1979), réquisitoire sur la condition des ouvriers émigrés en Allemagne. Yavuz Özkan ose un cinéma plus ouvertement et plus directement politique, avec la Mine (Maden, 1978) et le Chemin de fer (Demiryol, 1979), en prenant de sérieux risques dans un pays où la censure demeure vigilante. Erden Kıral*, ex-critique, fait un remarquable début avec le Canal (Kanal, 1978), puis adapte un grand poème des hommes de la terre : Sur les terres fertiles (Bereketli Topraklar Üzerinde, 1979). Ömer Kavur*, qui avait proposé en 1974 Eminé couche-toi là (Yatık Emine), tourne coup sur coup des histoires qui jettent sur la réalité turque un regard lucide et désenchanté : les Gamins d'Istanbul (Yusuf ile Kenan, 1979), Ah, la belle Istanbul (Ah, Güzel Istanbul, 1981), Une histoire d'amour brisé (Kırık Bir Aşk Hikayesi, 1981). Ali Özgentürk*, ex-homme de théâtre et réalisateur de deux moyens métrages primés à Cracovie et à Moscou, Ferhat (id.) et Interdit (Yasak), signe deux films de qualité, Hazal (id., 1979) et Cheval, mon cheval (At, 1981). Korkhan Yurtsever, ex-technicien du son, fait ses débuts avec un « western féodal », très stylisé, sur les malheurs des paysans de l'Est, la partie la moins développée du pays : les Mauvais Esprits de l'Euphrate (Fıratın Cinleri, 1977). Avec une censure, surtout politique, extrêmement sévère, des conditions techniques insuffisantes par la faute d'une industrie cinématographique sans infrastructure, des salles dont le nombre s'amenuise et des difficultés de distribution, ces cinéastes sont face à des problèmes que l'État continue à ignorer. Ils essaient tout de même de faire ce cinéma qu'ils ont au cœur, un cinéma politisé, dur, sans concession, qui préfère traiter les sujets les plus brûlants de la transformation lente et douloureuse du féodalisme. L'intérêt que ce cinéma a suscité à l'étranger a redonné un nouveau souffle au cinéma turc.