TANNER (Alain) (suite)
Dès son premier long métrage, Tanner s'efforce de préciser les rapports qu'entretiennent les gens (ses contemporains) avec le monde naturel ou social dont ils sont à la fois une partie constituée et une partie constituante. Du coup son regard doit porter bien au-delà des motivations psychologiques de ses personnages puisqu'ils participent d'une histoire en train de se faire, d'une histoire déjà faite, d'une économie, de climats (politiques, émotionnels) qui, très précisément, conditionnent et limitent leurs aspirations individuelles et collectives, ou qui les étouffent. Coincés dans un présent que le passé détermine et qu'un avenir apparemment privé d'espoirs (autres qu'utopiques) fixe dans l'immobilisme, ces reclus en liberté semblent condamnés à courir sur place en rêvant de changements et de voyages. Parfois l'un ou l'autre se révolte et brise l'univers des tropismes qui l'emprisonne mais souvent les élans retombent à la velléité. Les habitudes et l'acceptation de satisfactions passagères médiocres suffisent à maintenir, entre les administrés et leurs administrateurs, un bon équilibre de la terreur papelarde.
Quelques titres, comme les thèmes qui sous-tendent les ouvrages de Tanner, éclairent cette problématique de la claustration capitularde et du profond — et vain — désir de s'en affranchir : le Retour d'Afrique (1973), le Milieu du monde (1974), les utopies pédagogiques de Jonas qui aura 25 ans en l'an 2000 (1976), l'imitation d'Icare que poursuit l'adolescent des Années Lumière (1981), la mise entre parenthèses Dans la ville blanche (1983) du marin suisse à Lisbonne, probablement l'une des réussites les plus probantes du cinéaste, le No Man's Land (1985) jurassien où s'ébauche un jeu tour à tour enfantin, velléitaire et tragique entre fonctionnaires déguisés en gendarmes et frontaliers saisis par le démon de la bougeotte et du rêve, la quête d'un monde utopique et la difficulté de vivre en harmonie avec ses aspirations qui imprègnent la Vallée fantôme (1987) où le cinéaste sans se flatter brosse le portrait d'un alter ego, l'enfermement des deux héros malheureux de la Femme de Rose Hill (1989) en proie à leur incompréhension mutuelle et à la xénophobie de leurs proches. Après deux films (l'Homme qui a perdu son ombre en 1991 et le Journal de Lady M en 1993) qui semblent ne pas pouvoir rencontrer l'adhésion du public, Tanner signe les Hommes du port (1995), un documentaire sur les dockers de Gênes (lieu qu'il avait fréquenté à vingt-deux ans avant de se lancer dans une carrière cinématographique).
Le cinéma de Tanner, cinéma de l'évasion plus désirée que vécue, cinéma des utopies, ne s'encombre guère d'optimisme excessif : il sait prendre le pouls de ses contemporains et exprimer l'afflux d'insatisfactions diverses d'une jeunesse trop idéaliste pour être heureuse. Le cinéaste ne juge pas, ne joue pas les sociologues ou les censeurs, il participe à l'aventure de ses personnages car il sait que son angoisse est exactement la leur.
Films :
Nice Time (CM, CO C. Goretta, 1957), Ramuz, passage d'un poète (CM, DOC, 1961) ; l'École (CM, DOC, 1962) ; les Apprentis (DOC, 1964) ; Une ville à Chandigarh (DOC, 1966) ; Charles mort ou vif (1969) ; la Salamandre (1971) ; le Retour d'Afrique (FR-SUI, 1973) ; le Milieu du monde (FR-SUI, 1974) ; Jonas qui aura 25 ans en l'an 2000 (1976) ; Temps mort (MM, 1977) ; Messidor (FR-SUI, 1978) ; les Années Lumière (FR-SUI, 1981) ; Dans la ville blanche (SUI-POR, 1983) ; No Man's Land (1985) ; Une flamme dans mon cœur (1987) ; la Vallée fantôme (id.) ; la Femme de Rose Hill (1989) ; l'Homme qui a perdu son ombre (1991) ; le Journal de Lady M (1993) ; les Hommes du port, (DOC, 1995) ; Fourbi (1996) ; Requiem (1998) ; Jonas et Lila : à demain (1999).