GODARD (Jean-Luc) (suite)
Le jeune Jean-Luc poursuit sa scolarité à Nyon (Suisse) puis au lycée Buffon, à Paris. Il s'inscrit à la Sorbonne en 1949 pour y étudier l'ethnologie et fréquente alors assidûment la cinémathèque de l'avenue de Messine et le ciné-club du Quartier latin. Le futur cinéaste fait la connaissance d'André Bazin, de François Truffaut, de Jacques Rivette et d'Éric Rohmer. La même année, il débute dans la critique en collaborant, sous la signature de Hans Lucas, à la Gazette du cinéma (no 2). Pseudonyme qu'il emploie, en alternance avec son véritable nom, dans ses articles. Peu de temps après, il commence à écrire occasionnellement aux Cahiers du cinéma (n o8), mais sa véritable activité de critique ne débute qu'en 1956 ; il collabore alors également à Arts.
François Truffaut se souvient de l'impatience fébrile du jeune Godard devant le savoir, feuilletant hâtivement les livres, ne voyant souvent que des extraits de films, n'aimant guère les discussions et préférant donner tout de suite des avis tranchés. D'où ce curieux rapport à la culture dans lequel paradoxes, ellipses et collages offrent des visions souvent pénétrantes.
En 1954, Jean-Luc Godard se trouve alors en Suisse. Il est ouvrier sur le chantier qui élève le barrage sur le cours supérieur de la Dixence. Avec sa paie, il y tourne son premier film, un documentaire de 20 minutes : Opération béton (1954). Il réalise, entre 1955 et 1958, quatre courts métrages, Une femme coquette (1955), Tous les garçons s'appellent Patrick (1957), Charlotte et son Jules (1958) et Une histoire d'eau (CO : François Truffaut, 1958), ébauche du style de ses premiers longs-métrages.
En 1959, sur un sujet de François Truffaut inspiré d'un fait divers, il élabore À bout de souffle, l'histoire d'un jeune homme sans attaches qui vole une voiture, tue un motard, connaît l'amour, est poursuivi et meurt bêtement. Dans ce premier film, Godard propose une lecture critique du thriller américain. Le caractère sans complexes du personnage, interprété par Jean-Paul Belmondo, le montage heurté du film, ses nombreux faux raccords, la vision quasi documentaire de la capitale qui s'en dégage focalisent l'attention de la critique sur le nom de Godard. Sa conception du film policier déconcerte les amateurs comme, plus tard, son attachement au marxisme.
Dans ses premières créations, la peinture d'un monde de déracinés, de petits gangsters, trouve ses sources dans l'attirance que l'auteur éprouve pour la série B américaine. De sa propre biographie surgissent des individus aux options politiques et sociales indéterminées qui se cherchent un idéal. Le Petit Soldat (1960) — interdit pendant trois ans par la censure française — met en scène, lors des événements d'Algérie, un déserteur passé à l'OAS qui rencontre l'amour et le doute. Godard épouse en 1961 l'actrice principale du film, Anna Karina, dont la présence marque la plupart des mises en scène de l'auteur, d'Une femme est une femme (1961) à Made in USA (1967). Vivre sa vie (1962) constitue une étape dans la production du cinéaste. Fondé sur des témoignages de la vie des filles de joie, le film, par une curieuse mise à distance des faits décrits, un style presque documentaire et l'emploi du plan-séquence, s'éloigne des œuvres du genre. Les Carabiniers (1963), une métaphore pacifiste, représentent, après le Petit Soldat, un nouvel éclairage sur l'état de conscience sociale du cinéaste. Tourné la même année, le Mépris, qui rassemble des vedettes comme Brigitte Bardot, Michel Piccoli et Jack Palance, est son premier film abouti. Il reprend la notion de prostitution, clé de voûte du monde moderne, et l'étend aux rapports entre hommes et femmes, cinéaste et producteur.
Avec Bande à part (1964) et Une femme mariée (1964), sur un mode tour à tour parodique et « réaliste », Godard revient à une description tendre ou désabusée de ses contemporains. Bientôt, les rapports entre Godard et Anna Karina se détériorent. Alphaville et Pierrot le Fou, tournés en 1965, en portent déjà les stigmates. À travers une allégorie de science-fiction ou le récit éclaté d'une double dérive, Godard nous livre son trouble existentiel. Jusqu'à Pierrot le Fou, il se montre poète ; après, il se veut sociologue. Il élimine ce qui lui paraît trop personnel dans ses créations et rend leur trame narrative de plus en plus mince. Ses films sont des expériences au niveau formel (emploi du plan-séquence, des grands mouvements de caméra, du montage sec, du collage d'images et de sons ; utilisation systématique de données graphiques, comme les lettres et les affiches, en tant qu'éléments signifiants) et des essais au plan thématique. Masculin-Féminin (1966) conforte l'initiation sociologique de Godard tandis que Made in USA est un peu son nouveau manifeste esthétique. Avec Deux ou trois choses que je sais d'elle (1967), le réalisateur opère une nouvelle synthèse de ses préoccupations à travers le double traitement de la transformation d'une ville et de celle d'une femme, ménagère devenue prostituée.
La Chinoise (1967) dévie son centre d'intérêt de la sociologie vers la politique. Pendant le tournage, il épouse Anne Wiazemski. Avec ce film, il élabore un document fictionnel qui anticipe de quelques mois sur les événements de Mai 68. Week-end (1967), métaphore caustique sur la prostitution par le travail et sa compensation dans les loisirs, est un film où tous les dérèglements sont présents.
Les événements de 1968 conduisent le réalisateur à perdre pied. Le Gai Savoir (1968), qui tente d'ébaucher une théorie du cinéma conduisant à la pratique révolutionnaire par la critique des images et des sons émis par la bourgeoisie, et One + One (1969), une série de séquences ouvertes sur les Rolling Stones en répétition, les revendications des Black Panthers, etc., sont les deux dernières bandes où transparaît encore le Godard cinéaste.
Afin d'acquérir une conscience politique et de faire « politiquement du cinéma », il s'efface en tant qu'auteur pour se fondre dans un noyau, le groupe Dziga Vertov. Pour ce groupe, le cinéma, comme son ancêtre la photographie, est modelé selon des normes qui servent les intérêts de la bourgeoisie. Il s'agit d'élaborer d'autres codes pour promouvoir un cinéma politique nouveau. Vent d'Est (1969), réflexion sur la théorie révolutionnaire, Pravda (1969), analyse de la situation tchécoslovaque après les événements d'août 1968, Vladimir et Rosa (1970), pastiche sur la justice, sont parmi les films les plus représentatifs du groupe Dziga Vertov, qui compte, outre Godard, Jean-Henri Roger et Jean-Pierre Gorin.