ÉTATS-UNIS. (suite)
Repères historiques.
Il convient d'abord de rappeler les grandes lignes et les dates essentielles de son évolution. L'invention du cinéma est à peu près contemporaine en Amérique et en Europe : Edison* joue aux États-Unis un rôle tout à fait comparable à celui des frères Lumière en France. L'appareil de visionnage individuel (le Kinétoscope) fait bientôt place à la projection publique, mais le cinéma n'est d'abord qu'une curiosité foraine dont le public est constitué en grande partie par les immigrants pauvres venus d'Europe centrale et septentrionale et vivant dans les ghettos des grandes villes.
On assiste, dans un premier temps, à une lutte entre Edison et ses concurrents (guerre des brevets*), chaque fabricant de caméras cherchant à s'assurer la plus grande part possible du marché, voire un illusoire monopole (la caméra fonctionnant aussi comme appareil de projection). Cette concurrence stimule bientôt la production et, les progrès techniques aidant, des films encore très brefs mais de plus en plus variés sont réalisés dans des studios rudimentaires. Dès lors, le conflit porte avant tout sur la distribution, le « trust Edison » (c'est-à-dire Edison et ses anciens rivaux) souhaitant s'assurer un monopole battu en brèche par les « indépendants », soutenus par les exploitants, qui jouent ici un rôle capital. Fripiers ou fourreurs, eux aussi venus d'Allemagne ou d'Europe centrale, Zukor*, Loew*, Schenck*, Fox*, Laemmle* sont en effet les prototypes des producteurs hollywoodiens, créateurs du cinéma américain en tant qu'industrie (non en tant qu'art).
Les œuvres sont d'abord des saynètes pareilles à celles des frères Lumière, ou bien elles tablent sur l'effet de réel et appartiennent au genre documentaire ou pseudo-documentaire : actualités guerrières ou politiques, compétitions sportives... Puis elles se structurent grâce à l'introduction du scénario et du découpage, qu'on s'accorde à dater d'Edwin S. Porter (l'Attaque du grand rapide, 1903). Ensuite le rôle le plus important est joué par la Vitagraph*, où J. Stuart Blackton* donne des œuvres où l'on ressent l'influence du théâtre mais qui, solidement charpentées, forment une sorte de lien entre Porter et Griffith* (cf., par exemple, l'adaptation du Conte de deux cités d'après Dickens, 1911).
Naissance du cinéma « classique ».
C'est en effet de D. W. Griffith et de Naissance d'une nation (1915) que l'on peut dater la véritable naissance du cinéma américain « classique ». Ce progrès avait certes été préparé par les œuvres de J. Stuart Blackton et par l'apprentissage de Griffith lui-même, et Judith de Béthulie (1914) en constitue un jalon supplémentaire, mais la loi du progrès par bonds n'en est pas moins vérifiée ici, tant le cinéma, avec Griffith, change de statut sinon de nature, et ambitionne d'égaler les chefs-d'œuvre de la littérature mondiale, en particulier ces piliers de la culture anglo-saxonne : la Bible et Shakespeare, nommément cités par Griffith en exergue de Naissance d'une nation. À ce changement décisif concourent tous les progrès de détail : longueur accrue des œuvres, soin accru apporté à la direction d'acteurs, au décor, aux costumes, à la narration (découpage, intertitres), à la musique écrite spécialement pour le film.
L'essentiel de l'œuvre griffithienne tient en quelques années (1915-1924) car le déclin de Griffith – quoique relatif – fut rapide. Mais il avait pendant ces quelques années posé les bases inébranlables du cinéma américain comme art.
La prééminence de Griffith ne doit pas faire oublier l'apport de ses contemporains. Il faut tout d'abord citer à cet égard Cecil B. De Mille*, « inventeur » d'Hollywood et auteur d'une œuvre dont les aspects spectaculaires (comparables à ceux d'Intolérance [Griffith, 1916] et redevables, comme ce dernier film, au cinéma italien de l'époque) voisinent avec une veine intimiste dont l'humour sophistiqué faisait défaut à Griffith et qui aura une influence déterminante sur ce genre américain entre tous, la comédie de mœurs.
Capital est, d'autre part, l'apport des comiques dont les talents ont été découverts par Mack Sennett*, au premier chef Charles Chaplin*, qui incarne la tradition anglaise du music-hall, du cabaret. Cette école « burlesque » s'épanouira tout au long des années 20, avec Chaplin lui-même, et aussi Buster Keaton*, Harry Langdon*, Harold Lloyd*, Laurel* et Hardy*, constellation inégalée dont la hiérarchie sera bouleversée par l'introduction du parlant.
En dehors des burlesques, le cinéma muet est, en majeure partie, de caractère dramatique et même mélodramatique. C'est que les meilleurs films utilisent, pour pallier le défaut de parole, un langage gestuel et expressif (les gestes et les mimiques des interprètes) qui est rendu plus complexe par le jeu des éclairages et les angles de prises de vues et qui est renforcé émotionnellement par une partition musicale appropriée : c'est-à-dire que le cinéma muet s'apparente à certains égards à l'opéra.
L'influence européenne.
En même temps, on note que l'influence européenne, tout en se faisant plus directe (par l'intervention de metteurs en scène formés en Europe ou du moins d'origine européenne), tend à être « absorbée » par Hollywood, capitale dotée d'un singulier pouvoir d'assimilation. C'est ainsi que, tandis que les Suédois Stiller* et Seastrom (Sjöström*), le Hongrois Fejos* ne feront que brièvement carrière à Hollywood, les Allemands Lubitsch* et Murnau* s'y installeront, et que Stroheim* et Sternberg* (tous deux d'origine viennoise) y feront pratiquement toute leur carrière de réalisateurs. Influence européenne qui est bien loin de se limiter aux metteurs en scène, car de Suède et d'Allemagne viennent aussi des stars (Greta Garbo*, Pola Negri*, Emil Jannings*) et des techniciens. Ainsi un film comme l'Aurore (Murnau, 1927) – un des plus beaux du cinéma muet – est-il un hybride remarquable de la tradition germanique et de la tradition hollywoodienne.
La considérable influence européenne – et allemande en particulier – est en effet contrebalancée par une tradition spécifiquement américaine, incarnée aussi bien par des réalisateurs (King Vidor*, Henry King*...) que par des stars ou des genres (le western*). Même un auteur qui cultive à dessein une image européenne – Erich von Stroheim – réalise, d'après un classique du naturalisme américain, les Rapaces (1925). Le cinéma américain révèle dès le muet plusieurs de ses forces permanentes, qu'il s'agisse de son ressourcement aux diverses traditions locales (le Sud chez Griffith, le Midwest rural dans la Bru de Murnau, 1930) ou de sa sensibilité à la réalité sociale (la Foule, K. Vidor, 1928). Ceci n'empêche évidemment pas qu'il constitue en même temps un spectacle d'évasion (cf. les fantaisies de Douglas Fairbanks* ou les films « exotiques » de Rudolph Valentino*).