STERNBERG (Jonas Sternberg, dit Josef von) (suite)
La grande période marlénienne — nourrie, nul n'en doute, des amours difficiles du cinéaste-Pygmalion et de la star-Galatée — appelle quelques observations. Sur la femme fatale d'abord, dont on a souvent dit à tort qu'elle est la figure fondamentale de la Marlene de Sternberg, quelles que soient ses métamorphoses — mais déjà les héroïnes des films antérieurs, ainsi l'Evelyn Brent (« Feathers ») des Nuits de Chicago et de Crépuscule de gloire, si elles tiennent de la vamp sont néanmoins capables d'amour sincère et de sacrifice. Ce ne sont pas elles qui sont fatales, mais la beauté, mais la vie ; l'amour est la forme la plus flagrante du destin. La haine du réel qui s'illustre dans ces films (les plus libres de sa carrière), le statut quasi mythique attribué à la passion amoureuse, renvoient à un Sternberg dandy et fétichiste. Au sortir du « cycle » Dietrich, le cinéaste avait pourtant mûri une sagesse désenchantée et stoïcienne qui illuminera ses deux dernières grandes créations : Shanghai Gesture (1941) et Anatahan (1953), véritable testament spirituel. Une phrase de ce dernier film résume la parabole de la femme dans son œuvre : « D'abord elle n'était pour nous qu'un autre être perdu en ce bout du monde ; puis elle devait devenir à nos yeux une femelle, puis une femme, la seule au monde. » (Ce commentaire, Sternberg, qui l'a écrit, le dit lui-même en voix off au cours du film.) Un monde plastiquement sans profondeur, à deux dimensions, donc impénétrable, toujours coupé de barrières, de cloisons ajourées, de filets, de rideaux, de paravents, de canaux, de brumes, de serpentins, de lianes, d'obstacles de toutes sortes, surchargé d'ornements, un monde sans horizon, sans issue.
En 1937 (« J'ai cessé d'être un cinéaste en 1935 »), Sternberg achève un périple autour du monde. Il se passionne pour l'anthropologie, pour les arts de la Polynésie et de l'Extrême-Orient. À Londres, il commence Moi, Claude d'après le roman de Robert Graves, qui promettait d'être un chef-d'œuvre des plus personnels, mais qui est bientôt interrompu. L'annonce de l'Anschluss (1938) le jette dans une crise grave (perte de la vue, de la mémoire, asthénie). À peine rétabli, il rentre à Hollywood. Il n'avait pas tout à fait renoncé à sa première veine « réaliste » (Une tragédie américaine, 1931 ; Crime et Châtiment, 1935) ; il accepte d'y revenir avec Au service de la loi (1939), pure commande dont il se désintéresse aussitôt. Ses films s'espacent. Ses déboires recommencent avec Les espions s'amusent, qui ne seront exploités qu'en 1957, avec le Paradis des mauvais garçons (1952). Après Anatahan, abandonnant définitivement la réalisation, il enseignera l'esthétique du cinéma à l'université de Los Angeles.
Films :
les Chasseurs de salut (The Salvation Hunters, 1925) ; Escape (The Exquisite Sinner, id.) ; The Masked Bride (id.) ; la Mouette (The Sea Gull / Woman of the Sea, 1926) ; les Nuits de Chicago (Underworld, 1927) ; Crépuscule de gloire (The Last Command, 1928) ; les Damnés de l'océan (The Docks of New York, id.) ; la Rafle (The Dragnet, id.) ; le Calvaire de Léna Smith (The Case of Lena Smith, 1929) ; l'Assommeur (Thunderbolt, id.) ; l'Ange bleu (The Blue Angel, 1930) ; Cœurs brûlés (Morocco, id.) ; X 27 (Dishonored, 1931) ; Une tragédie américaine (An American Tragedy, id.) ; Shanghai-Express (1932) ; Blonde Vénus (The Blonde Venus, id.) ; l'Impératrice rouge (The Scarlet Empress, 1934) ; la Femme et le Pantin (The Devil is a Woman, 1935) ; Remords (Crime and Punishment, id.) ; Sa Majesté est de sortie (The King Steps Out, 1936) ; Moi, Claude (I, Claudius, 1937), inachevé ; Au service de la loi (Sergeant Madden, 1939) ; Shanghai / Shanghai Gesture (The Shanghai Gesture, 1941) ; la Ville (The Town, 1943-44) ; Les espions s'amusent (Jet Pilot, 1957 [RÉ, 1950]) ; le Paradis des mauvais garçons (Macao, 1952) ; Anatahan / Fièvre sur Anatahan (Saga of Anatahan, 1953).