TAVIANI (Vittorio et Paolo)
cinéastes italiens (San Miniato de Pise, 1929 et 1931).
Liés à Valentino Orsini, futur réalisateur de I danni della terra (1970), les deux frères Taviani, metteurs en scène de théâtre, fondent avec lui le ciné-club de Pise (1950), puis se rendent à Rome où ils sont assistants de Emmer, Pellegrini, Rossellini. Ils y acquièrent une formation de documentaristes. Leur premier essai, en collaboration avec Cesare Zavattini, est une enquête sur un massacre perpétré par les Allemands (San Miniato, luglio 44), qu'ils tournent en 1954 mais dont l'exploitation ne sera jamais autorisée. Ils réalisent avec Orsini, entre cette date et 1959, plusieurs courts et moyens métrages, et ils bâtissent ensemble le scénario du film de Joris Ivens L'Italie n'est pas un pays pauvre (1960), qui est une commande de la RAI. Après avoir encore collaboré à Un homme à brûler (1962) ainsi qu'aux cinq épisodes de I fuorilegge del matrimonio (1963), Orsini se sépare des deux frères et poursuit une carrière sans éclat, essentiellement comme documentariste. Dès lors, les Taviani (secondés par leur famille) entreprennent une œuvre commune, osmose parfaite et jusqu'alors sans exemple au cinéma de deux réflexions et de deux sensibilités. Ils ne connaissent et ne professent que le « nous », de la conception à la touche dernière apportée à chacun de leurs films, qu'ils dirigent ensemble ou alternativement selon les séquences, se relayant avec une extraordinaire identité. Jamais on ne discerne de dissociation, même dans le Pré (1979), si évidemment mineur et illustratif. Ils apportent à l'analyse des sujets une semblable exigence, mais surtout la même souplesse, toujours empreinte de rigueur, dans le traitement et la direction d'acteurs. Les thèmes socio-historiques ont leur prédilection, de la fable abstraite (Sous le signe du Scorpion) à la restitution du vécu (Padre padrone, Palme d'or à Cannes). Leur recours à l'histoire, ou à l'anecdote exemplaire témoigne d'une intention constante : élucider les rapports de l'utopie à l'échec, de l'individualité à la tradition. La ligne logique de leur œuvre se situe là, elle sinue entre la fin d'un temps (l'anarchisme du XIXe siècle ; la mort de Togliatti, le leader du PCI) et l'avenir incertain ; entre deux conceptions de l'action révolutionnaire ; entre quatre trahisons successives ; entre père et fils, hier et demain, espoir et illusion. Il convient cependant de lever l'équivoque que le suicide, dans Saint Michel avait un coq, de Giulio Brogi (acteur fétiche des Taviani depuis 1968), celui de Marcello Mastroianni dans Allonsanfan, ou que le poids du passé dans Kaos peuvent faire surgir. Conscients de la mutation des valeurs, ils ne rejettent pas l'utopie sans autre procès. Ils considèrent qu'elle peut être un ferment de progrès (c'est la leçon de Sous le signe du Scorpion), et que sa nature a changé dès avant la fin du siècle dernier. Ainsi reconnaissent-ils, à propos de Saint Michel, inspiré partiellement et d'assez loin par la nouvelle de Tolstoï intitulée le Divin et l'Humain, que cela est devenu, pour eux (pour nous) : « le politique et l'humain ». Ils précisent alors : « Dans ce sens nous sentons le lien avec le XIXe siècle, surtout le XIXe siècle russe, Tolstoï, Dostoïevski. La religiosité de ces auteurs — comme action concrète et comme utopie aujourd'hui, dans notre temps — s'est transformée en ‘ politicité ’. » Cette « réflexion sur l'utopie » creuse la faille entre les intentions des révolutionnaires et leur action. Au lendemain de la mort du père à penser de la gauche italienne, la « religiosité » du politique ne fait pas de miracle : les Taviani sont, à leur manière curieusement analytique/allégorique, d'autres témoins d'un désarroi mis en scène par un Marco Bellocchio (La Chine est proche), un Bernardo Bertolucci (Prima della rivoluzione), l'année même des Subversifs (1967). Il leur faut aller au-delà des interrogations amères et sarcastiques, mais à l'écart des mots d'ordre, et dans la plus grande indépendance possible. Ils passent de l'opéra de l'histoire, que déjà on leur reproche (Allonsanfan), à la biographie d'un autodidacte, le romancier Gavino Ledda de Padre padrone, et de ce monde sarde paysan à la Sicile retrouvée vingt ans après Un homme à brûler : mais dans Kaos c'est une Sicile antérieure qu'ils font renaître, intemporelle, à partir de quatre des Nouvelles pour une année de Pirandello. La Nuit de San Lorenzo (1981) avait montré le visage cruel d'une guerre fratricide vue par les yeux innocents d'un enfant. Good Morning Babylone est une réflexion sur la création artistique à travers le destin de deux jeunes Toscans, fils d'un restaurateur de cathédrales, qui partent faire fortune en Amérique, travaillent comme décorateurs chez D. W. Griffith (qui prépare le tournage d'Intolérance) et sont rejoints dans leurs rêves par le conflit de 1914.
Délibérément plus romanesque, le Soleil même la nuit (1990) est une adaptation très libre de l'œuvre de Tolstoï (le Père Serge) qui souffre peut-être du manque d'homogénéité du casting (très « européen ») pour emporter totalement l'adhésion du spectateur. Intellectuels, assurément, dès qu'ils sont derrière la caméra, les Taviani savent traduire la dure splendeur des travaux et des jours, le primitivisme, la solitude ou les irisations de la mémoire. Ils calculent tout — les rapports de couleurs, les mouvements, le moindre détail (l'orchestration, en fait) de la bande sonore — et ils paraissent intuitifs. Leur lyrisme, en fait, est tout de précision.
Films :
CM : San Miniato, luglio 44 (CO V. Orsini, 1954) ; Curtatone e Montanara (id., id.) ; Carlo Pisacane (id., id.) ; Ville della Brianza (id., id.) ; Moravia (id., id.) ; Pittore in città (id., id.) ; Volterra, comune medievale (id., id.) ; Carvunara (id., id.) ; Lavoratori della pietra (id., id.). LM : Un homme à brûler (Un uomo da bruciare, CO Orsini, 1962) ; I fuorilegge del matrimonio (id., 1963) ; les Subversifs (I sovversivi, 1967) ; Sous le signe du Scorpion (Sotto il segno dello scorpione, 1969) ; Saint Michel avait un coq (San Michele aveva un gallo, 1975 [RÉ 1971]) ; Allonsanfan (id., 1974) ; Padre padrone (id., 1977) ; le Pré (Il prato, 1979) ; la Nuit de San Lorenzo (La notte di San Lorenzo, 1981) ; Kaos, contes siciliens (Kaos [l'Autre Fils] L'altro figlio), Requiem (Requiem aeternam dona eis, domine), Mal de lune (Mal di luna), Entretien avec la mère (Colloquio con la madre), la Jarre (La jarra)], 1984) ; Good Morning Babylone (Good Morning, Babylonia, 1987) ; le Soleil même la nuit (Il sole anche di notte, 1990) ; Fiorile (id., 1993) ; les Affinités électives (Le affinità elettive, 1996) ; Kaos II (Tu ridi, 1998).