ÉTATS-UNIS. (suite)
Définitions.
Défenseurs et détracteurs du cinéma américain définissent souvent celui-ci comme « cinéma-spectacle », ou encore comme « cinéma représentatif-narratif ». Mais ces définitions globales posent plus de problèmes peut-être qu'elles n'en résolvent. Tout d'abord, elles ne sont pas interchangeables : le « spectacle », dans la comédie musicale, se déroule (au moins apparemment) dans les intervalles de la narration, même s'il est fréquent qu'il fasse progresser celle-ci, de manière directement causale ou symbolique. Le « cinéma- spectacle » ne définit pas seulement Hollywood : il a même été pratiqué par Hollywood à l'imitation d'autres pays, l'Italie de Cabiria, l'Allemagne de Madame du Barry. Il ne définit pas tout Hollywood : le film social des années 30, le film de propagande s'apparentent évidemment au théâtre à thèse, à la littérature engagée et sont à la limite du spectaculaire.
Quant au cinéma « représentatif-narratif », il constitue la quasi-totalité du cinéma universel, et non seulement américain. À cette définition il existe des exceptions, aux États-Unis comme ailleurs : la tradition documentaire, qui, il est vrai, telle qu'elle a été pratiquée par Flaherty, tend à être « narrative » aussi bien que représentative ; le cinéma expérimental, dont il existe des exemples dans les années 20 (The Fall of the House of Usher, 1928 ; Lot in Sodom, 1933, de John Sibley Watson Jr.* et Melville Webber*) comme dans les années 40 (Dreams That Money Can Buy de Hans Richter*, 1944) et aujourd'hui (les films de Michael Snow*, par exemple).
De manière plus pertinente, il est évident qu'une partie importante de la production américaine échappe aux normes hollywoodiennes : à diverses époques, on a vu des indépendants tourner à New York en récusant, précisément, le concept hollywoodien du « spectacle » : citons John Cassavetes*, Shirley Clarke*. Et, à Hollywood même, malgré la standardisation, il est clair qu'on n'a pas affaire à un bloc homogène ; que l'idéologie – réellement – dominante a été, à de nombreuses reprises, contestée de l'intérieur. Par la tradition naturaliste des « muckrakers » (les Rapaces de Stroheim d'après Frank Norris) ; par les rêves d'utopie rurale d'un King Vidor (Notre pain quotidien, 1934) ; par de nombreuses productions d'un studio (la Warner) qui était, dans les années 30, de coloration nettement progressiste (film social, musicals de Busby Berkeley) ; par les héritiers de cette tradition sociale dans les années 40 (Rossen*, Polonsky*) ; par des indépendants de plus en plus nombreux depuis les années 50. On peut citer hier un Monte Hellman*, un Bob Rafelson* et aujourd'hui un James Gray ou un Steven Soderbergh. Ce qui est vrai, c'est que Hollywood n'a pas – c'est le moins qu'on puisse dire – encouragé ces tendances « déviantes » : sans revenir sur le maccarthysme, on peut noter que la carrière de Stroheim comme réalisateur a été brimée, que Vidor a dû signer des œuvres de commande pour s'assurer les moyens toujours précaires de son indépendance, qu'on tâcha de boycotter la distribution du Sel de la terre de Biberman* (1954), etc. En d'autres occasions, Hollywood a procédé différemment, en « récupérant » les contestataires éventuels et en les coulant bientôt dans son propre moule. Cette capacité d'assimilation d'Hollywood frappe à diverses époques et a des conséquences elles-mêmes contradictoires : elle rend classiques (Pollack*), voire académiques (Pakula*), des cinéastes naguère originaux ; elle permet aussi parfois à certains réalisateurs de s'exprimer avec une force accrue sans rien renier de leurs convictions : citons, au début des années 60, à une époque marquée par l'idéalisme kennedyen, la Fièvre dans le sang (Kazan, 1961) ou Elmer Gantry le charlatan (R. Brooks*, 1960).
De même, de nos jours, ce qui frappe et force l'admiration, c'est la capacité d'Hollywood à sortir de la crise profonde (économique et esthétique) où le cinéma était plongé vers la fin des années 60. Ceci explique d'ailleurs cela : la faculté d'appropriation d'Hollywood lui fournit régulièrement de nouvelles sources d'énergie, même si ces dernières s'épuisent devant l'inertie des conventions et des impératifs économiques. C'est donc en quelque sorte à un processus dialectique que l'on assiste. Le système est toujours en léger déséquilibre, donc en évolution. Entre l'effet de réel et l'effet de fiction s'établit une sorte d'équilibre global (dans des proportions diverses selon les genres) qui, lui non plus, n'est jamais parfaitement statique ; pendant les années 50, on voit simultanément les réalisateurs issus de la télévision confectionner des drames minutieux et réalistes, et l'épopée renaître parée de tous les prestiges de la couleur, du grand écran, du désir de spectacle et d'évasion.
L'histoire du cinéma américain apparaît essentiellement comme un champ (ouvert et non pas clos) où trois traditions principales alternent, se conjuguent ou s'opposent : la tradition proprement américaine (elle-même diverse), la tradition britannique, la tradition « continentale », européenne (surtout germanique).
La tradition américaine.
À la tradition américaine appartiennent, en grande majorité, les acteurs, même si des exceptions de toute nature sautent aux yeux, qu'il s'agisse de Rudolph Valentino et des autres « latin lovers », d'Adolphe Menjou* et de Charles Boyer, ou des stars Pola Negri, Greta Garbo, Anna Sten... Mais la plupart des grands interprètes hollywoodiens ont une manière d'être américaine, et ils se veulent américains, la diversité éventuelle de leurs origines géographiques ne faisant que refléter celle du peuple américain lui-même. De la même manière, c'est à l'Amérique en tant que continent qu'appartiennent, en grande majorité, les paysages hollywoodiens, quelle que soit l'importance des décors « exotiques », quelle que soit celle du tournage en studio. Non seulement le cinéma américain dépeint la Ville (de la Foule de Vidor, 1928, à Seven de D. Fincher*, 1995), le désert (des Rapaces, Stroheim, 1925 à U-Turn, O. Stone, 1997), les marécages (de la Forêt interdite, Ray, 1958 aux Nerfs à vif, M. Scorse, 1991), la forêt (de Délivrance, Boorman, 1972 à Sleepy Hollow, T. Burton, 1999) ou la montagne (de Voyage au bout de l'enfer, Cimino, 1978 à Sunchaser, id., 1996), la plaine à blé (de la Bru, F. W. Murnau, 1929 aux Moissons du ciel, Malick, 1978), mais il épouse en l'enrichissant chaque tradition régionale, les principales étant celles de New York, de l'Ouest et de la Californie, la Nouvelle-Angleterre, le vieux Sud, le Midwest et le Texas n'étant nullement négligés. Naissance d'une nation de Griffith (1915), Hallelujah (1929) ou So Red the Rose (1935) de King Vidor, Autant en emporte le vent de Fleming* (1939), les nombreuses adaptations de Tennessee Williams (par Brooks, Kazan, Huston, etc.) : tous ces films s'inspirent d'une tradition culturelle, littéraire, architecturale existante, celle du vieux Sud, mais à leur tour ils la perpétuent et la renforcent. De même le western, dans lequel on est parfois tenté de voir un genre cinématographique par excellence, a puisé dans une abondante littérature populaire ainsi que dans un important répertoire pictural (en particulier Frederick Remington). « Américains » enfin, certains metteurs en scène, qui traitent de préférence des sujets se rapportant à l'histoire de leur pays ou au problème de son identité : Griffith bien sûr (Naissance d'une nation, America, 1924), mais aussi King Vidor (la Grande Parade, 1925 ; le Grand Passage, 1940), John Ford (les films sur la cavalerie), Sam Fuller (le Jugement des flèches, 1957), Anthony Mann (la Ruée vers l'Ouest, 1960)... Présente chez Ford, la problématique de l'immigration fait partie intégrante de cette conscience historique (America, America, de Kazan, 1963 ; la trilogie des Parrain, F. F. Coppola ; les films de Michael Cimino ou Martin Scorsese).