MUSIQUE ET CINÉMA. (suite)
Le renouveau des années 50.
En Europe comme aux États-Unis, les années 50 s'organisent sous le signe de la maturité. Tirant l'expérience des excès du passé, et à la faveur de centres d'intérêts nouveaux, compositeurs et réalisateurs deviennent soucieux de complémentarité, posent les bases d'un authentique dialogue. Tandis que Miklos Rozsa, « passeur de l'ancienne génération », organise avec passion les fastes épiques des superproductions Quo Vadis (M. Le Roy, 1951) ; Ben Hur (W. Wyler, 1959) ; le Cid (Anthony Mann, 1961), l'évolution de la musique de cinéma s'inscrit désormais dans le cadre de la recherche d'une nouvelle idée de la dramatisation. Dégagée des formes orchestrales du système hollywoodien, la musique s'offre une seconde virginité. Les compositeurs de la troisième génération se donnent les moyens de leur réflexion, préservent leur individualisme. Libérés du fonctionnariat des studios, ils peuvent choisir leur univers, proposer leurs solutions. C'est le temps des collaborations privilégiées : Bernard Herrmann donne libre cours à son sens du morbide dans l'œuvre de Hitchcock, Elmer Bernstein expérimente des compromis entremêlant habilement « jazz » et « symphonique » pour Otto Preminger (l'Homme au bras d'or), ainsi que des formules orchestrales inédites pour Anthony Mann et Delmer Daves. Franck De Vol devient le complice de Robert Aldrich et Jerry Fielding celui de Sam Peckinpah ; Jerry Goldsmith revendique avec lucidité sa passion pour l'école de Vienne (Freud de Huston) ; Henry Mancini devient le symbole d'une sophistication qui repose sur un choix harmonieux de sonorités spécifiques, fidèle notamment à l'invention de Blake Edwards ; Alex North impose son goût pour le jazz et la « dissonante modernité » (films pour Kazan et Nichols) ; Leonard Rosenman prolonge musicalement le mythe James Dean, tandis que Laurence Rosenthal inscrit son travail dans une perspective historique et ethnologique (Becket, pour Glenville). En France, le renouveau des années 50 se confond avec l'avènement de la Nouvelle Vague. Immédiatement, compositeurs et metteurs en scène travaillent en harmonie sur les bases d'un langage original. Héritier spirituel de Maurice Jaubert, passionné par l'image, Georges Delerue pense ses interventions comme éléments décisifs de la dramaturgie (films pour Kast, Resnais, Godard, Truffaut). Antoine Duhamel recherche les traces d'une syntaxe musicale naturellement populaire, débarrassée des scories de l'habitude, ouverte à une volonté de renouvellement des formes (films pour Philippe Condroyer, Godard, Astruc, Pollet, Truffaut). Pierre Jansen évacue toute thématique de son discours au profit d'une instrumentation rare et signifiante (films pour Chabrol). Également considéré comme le continuateur d'un style « à la française », Maurice Jarre renonce à la rigueur de ses débuts avec Georges Franju pour la pompe des grandes formations hollywoodiennes (Docteur Jivago). Toutefois, ses travaux plus récents témoignent de recherches plus personnelles (le Faussaire de Schlöndorff). Pour Michel Fano, le compositeur crée des sons et doit assurer le contrôle de toute la bande sonore du film. Ces théories sont mises en pratique dans ses travaux pour Alain Robbe-Grillet. En Italie, Nino Rota élabore une continuité musicale basée sur des thèmes initiaux : ligne mélodique, registre varié, réminiscences populaires. Ses mélodies, qui ont la force de l'évidence, mais sont beaucoup plus que cela, prolongent ou anticipent le rêve éveillé et souvent sombre de Fellini. Pour Sergio Leone, Ennio Morricone trouve l'occasion d'éprouver des idées novatrices. Loin des repères mélodiques traditionnels, il introduit une relecture de la tradition baroque contrariée ou enrichie d'effets purement atonaux, mixée avec des voix. Morricone a également su se détacher du « spaghetti-western » pour collaborer avec le jeune cinéma italien (Bellochio, Bertolucci, Pasolini). En Grande-Bretagne, John Barry, venu du monde de la variété, participe à l'avènement du Free Cinema (le Knack... et comment l'avoir, de Lester). L'intrusion intelligente d'instruments électrifiés et de rythmes nouveaux dans la masse orchestrale lui permettent de renouveler l'univers du film policier (série des James Bond). Au Japon, Akira Ifukube, Fumio Hayasaka, Masaru Sato, Toshiro Mayuzumi et Toru Takemitsu usent de techniques musicales occidentales dans la mesure où elles leur permettent de s'exprimer sans renier les apports de leur tradition.
Les fastes de la nostalgie.
Au début des années 70, les jeunes metteurs en scène hollywoodiens repensent les recettes jadis éprouvées par le serial des années 40, restructurées aux normes de la technique triomphante. Au-delà de ses désuétudes, la légende de l'âge d'or est condamnée à renaître. C'est au compositeur John Williams que revient l'honneur et la servitude d'assurer le renouveau des fastes de la nostalgie. Énorme, la masse symphonique côtoie à nouveau l'image : les Dents de la mer, Rencontre du troisième type (S. Spielberg) ; la saga de la Guerre des étoiles (G. Lucas). Mais la démarche n'est plus naïve. Derrière la profusion des moyens, la musique appartient réellement au rythme et au découpage du film et reste inhérente à ses besoins. Profitant de cette boulimie de musique, des compositeurs, moins inféodés au système, osent une nouvelle exploration de la masse orchestrale confrontée aux souhaits d'auteurs animés d'intentions moins codifiées : John Corigliano pour Au-delà du réel de Ken Russell. En France, Gabriel Yared puise dans des univers diversifiés pour privilégier des timbres inédits : la Lune dans le caniveau (Jean-Jacques Beinex).
Les classiques à l'écran.
Si l'on excepte les biographies musicales (comme par exemple Mahler de Ken Russell), dans la plupart des cas, l'utilisation du répertoire demeure un moyen terme permettant de sauver les apparences. Réconfortant pour le cinéaste, le processus révèle parfois un collage ambigu, générateur de l'enthousiasme public, mais délicat à assumer (2001 : l'Odyssée de l'espace, S. Kubrick). La plupart des musiciens classiques entretiennent avec le cinéma des rapports circonspects. Symptôme parfait de ces craintes réciproques, la partition écrite en 1930 par Arnold Schönberg pour un film... imaginaire. Convaincus de l'interférence rédhibitoire de deux univers se suffisant à eux-mêmes, leurs apports, pourtant souvent fructueux, restent entachés de scepticisme : Tony Aubin (le Corbeau, H. G. Clouzot) ; Leonard Bernstein (Sur les quais, E. Kazan ; West Side Story, R. Wise) ; Marius Constant (Koenigsmark, S. Terac) ; Henri Dutilleux (la Fille du diable, H. Decoin) ; Francis Poulenc (la Duchesse de Langeais, J. de Baroncelli) ; Henri Sauguet (Farrebique, G. Rouquier). En Allemagne puis aux États-Unis, Hanns Eisler reconsidère le travail et la fonction du compositeur au sein du système de production. Lucide, il milite en faveur d'une importance accrue de la musique contemporaine à l'écran (films pour Ivens, Lang, Cavalcanti et Resnais). En Union soviétique, pour Eisenstein, Serge Prokofiev rend pourtant tangible l'impossible langage avec deux « accords parfaits » : Alexandre Nevski (1938) et Ivan le Terrible (1942-1946).