ITALIE. (suite)
Le néoréalisme.
Au début des années 40 se font jour de nouveaux courants marqués soit par la fuite dans un formalisme qui nie les réalités de l'heure — c'est le mouvement « calligraphique » dans lequel s'illustrent des cinéastes comme Mario Soldati (Piccolo mondo antico, 1941 ; Malombra, 1942), Ferdinando Maria Poggioli* (Adieu jeunesse, 1940 ; Jalousie, 1942 ; Il cappello da prete, 1944), Renato Castellani* (Un coup de pistolet, 1942 ; Zazà, id.), Alberto Lattuada* (Giacomo l'idealista, 1943), Luigi Chiarini* (Via delle cinque lune, La bella addormentata, 1942) —, soit au contraire par une volonté de retour au concret. Dans ce creuset se forgent les prémisses du néoréalisme*, avec des films comme Quatre pas dans les nuages (Blasetti, 1942), Sissignora (Poggioli, id.), Les enfants nous regardent (De Sica, 1944) et, surtout, véritable manifeste des temps nouveaux, Ossessione (Visconti*, 1943). Ainsi, avant même que la guerre ne vienne provoquer l'effondrement fasciste, une entreprise de subversion — sensible aussi dans l'atmosphère frondeuse des Cinegufs et du Centre expérimental de cinématographie créé en 1935 et dans le travail critique de revues comme Cinema, Bianco e Nero, Corrente — s'était insinuée dans le cinéma italien. Tout était en place avant 1945 pour que, avec la libération de l'Italie, les cinéastes, enfin mis dans la situation de pouvoir aborder les problèmes concrets du pays, puissent commencer à tourner des œuvres profondément novatrices. Par là s'explique l'explosion néoréaliste, une explosion qui n'est en rien une génération spontanée.
Préparé à la fois par une expérience théorique et pratique, le néoréalisme donne sa première œuvre avec Rome ville ouverte (1945) de Roberto Rossellini*. Le mouvement se développe très vite et, sans qu'il y ait eu de concertation véritable, presque tous les grands cinéastes du moment s'engagent dans une recherche anxieuse de la réalité. Après le caractère intemporel des « téléphones blancs », les films de l'après-guerre veulent avant tout porter témoignage sur le moment présent et le proche passé, la guerre et les difficultés de la reconstruction. Ce mouvement novateur sera de courte durée. Face à l'hostilité des producteurs et des pouvoirs publics et en présence d'une désaffection du public (au demeurant, les spectateurs n'ont jamais beaucoup apprécié des films qui proposaient l'image des misères de l'Italie), les cinéastes se détournent progressivement des canons du genre : en 1953, des œuvres comme Onze heures sonnaient (De Santis*) ou l'Amour à la ville (film coordonné par Zavattini* et réalisé par Antonioni*, Fellini*, Lattuada, Lizzani*, Maselli*, Dino Risi*) marquent la fin d'une époque.
Quatre auteurs dominent « l'école italienne de la Libération », selon la définition d'André Bazin : Roberto Rossellini, Vittorio De Sica, Luchino Visconti et Giuseppe De Santis. Avec sa trilogie de la guerre — Rome ville ouverte (1945) ; Paisà (1946) ; Allemagne année zéro (1947) —, Rossellini montre une Italie qui se dresse contre l'oppression nazie et fasciste et met en scène une Allemagne qui sombre dans le désastre matériel et moral consécutif à la chute du IIIe Reich. Toutefois, dès Amore (1948), le cinéaste s'oriente vers des préoccupations plus intimes. Associé à Cesare Zavattini, qui écrit les scénarios, De Sica tourne successivement Sciuscià (1946) ; le Voleur de bicyclette (1948) ; Miracle à Milan (1951) ; Umberto D. (1952). Ces quatre films constituent le portrait le plus complet de l'Italie d'après-guerre avec sa délinquance juvénile, ses chômeurs, ses sous-prolétaires et ses retraités faméliques. Visconti ne donne qu'un film proprement néoréaliste mais il s'agit d'un des chefs-d'œuvre du genre, La terre tremble (1948). Renouant avec la tradition méridionaliste de Verga et des écrivains siciliens, Visconti est attentif à la misère des hommes — ici, les pêcheurs d'un petit port proche de Catane — et montre leur volonté de changer le monde dans une prise de conscience qui ne peut être que collective. De Santis, le plus conscient des responsabilités de l'artiste par rapport à l'action politique, décrit, avec Chasse tragique (1948), Riz amer (1949), Pâques sanglantes (1950), Onze heures sonnaient (1952), un milieu populaire dont il perçoit à la fois la revendication révolutionnaire et la soumission à l'idéologie dominante. D'autres cinéastes encore ont illustré le mouvement néoréaliste. Lattuada (le Bandit, 1946 ; Sans pitié, 1948), Vergano* (Le soleil se lève encore, 1946), Castellani (Sous le soleil de Rome, 1948 ; Printemps, 1949 ; Deux Sous d'espoir, 1952), Germi* (le Témoin, 1947 ; Jeunesse perdue, 1948 ; le Chemin de l'espérance, 1950), Comencini* (De nouveaux hommes sont nés, 1949), Zampa* (Vivre en paix, 1946 ; l'Honorable Angelina, 1947 ; les Années difficiles, 1948), Emmer* (Dimanche d'août, 1950) ont chacun à sa manière contribué à la richesse et à la diversité du néoréalisme.
Au total, il faut saisir le phénomène comme un épisode fondamental de la culture italienne, un épisode étroitement lié à la fin de la guerre, à l'expérience de la Résistance et de l'antifascisme. Cela dit, il ne faudrait pas se représenter le néoréalisme comme une école homogène, comme un mouvement dans lequel tous les cinéastes se seraient alignés sur des positions communes. Le recul permet de mieux cerner les contradictions du néoréalisme : l'évolution ultérieure des metteurs en scène et des scénaristes confirme à quel point l'unité n'était qu'apparente et indique clairement que le sens de la réalité était chargé de significations diverses d'un cinéaste à l'autre. Rien de commun en effet, malgré les apparences, entre le formalisme de Visconti, l'humanisme de De Sica et de Zavattini, le spiritualisme de Rossellini ou le matérialisme dialectique de De Santis. Le néoréalisme constitue au total un chapitre essentiel de l'histoire du cinéma italien. Sa mort prématurée au début des années 50 ne signifie en rien qu'il n'ait pas laissé de traces. D'une certaine manière, on peut même penser qu'il meurt parce qu'il a accompli sa fonction : ramener les cinéastes au contact de la réalité après l'intemporalité qui caractérisait les entreprises de la période fasciste. En fait, dans les années 50, le développement des genres populaires comme le mélodrame (notamment la série des films interprétés par Amedeo Nazzari* et Yvonne Sanson sous la direction de Matarazzo*) et la comédie de mœurs (Dimanche d'août, Emmer, 1950 ; Gendarmes et Voleurs, Steno* et Monicelli*, 1951 ; le Manteau, Lattuada, 1952 ; Pain, Amour et Fantaisie, Comencini, 1953 ; Pauvres mais beaux, D. Risi, 1956 ; le Pigeon, Monicelli, 1958) indique la transformation du rapport à la réalité plus que sa disparition. Par ailleurs, de manière souterraine, l'expérience néoréaliste continue : on ne comprendrait rien à l'épanouissement du cinéma italien au début des années 60 sans référence à l'expérience décisive accomplie à partir de 1945.