cinéaste danois (Copenhague 1889 - id. 1968).
Sa mère, Joséphine Nilsson, est gouvernante chez un gros propriétaire terrien — du sud de la Suède — qui la met enceinte. Le père ne voulant ni scandale ni mariage, elle part accoucher à Copenhague et y abandonne son fils. Elle mourra deux ans plus tard en tentant de se faire avorter. L'enfant grandit sans affection dans la famille d'un ouvrier typographe, Carl Theodor Dreyer, socialisant et irréligieux, qui lui donne son nom et ses prénoms. Il reçoit un enseignement technique, étudie le piano. Il déteste ses parents adoptifs. À dix-sept ans, il apprend la vérité sur ses origines. Il tiendra secret, sa vie durant, cet ébranlement terrible qui retentira en profondeur sur son œuvre. En 1906, il est engagé comme comptable par la Compagnie des télégraphes du Nord. De 1909 à 1915, journaliste dans plusieurs journaux, il se partage entre le reportage — sport, aéronautique (il est lui-même pilote d'aéronef et d'avion) — et l'écriture de « Billet » satiriques ou pittoresques qui révèlent un fort sens du concret et un humour quasi swiftien. (Il avait débuté par des critiques théâtrales qu'il envoyait à des journaux de province.) Entré dès 1912 à la Nordisk Film, il y est rédacteur d'intertitres, adaptateur, conseiller artistique et finalement scénariste : 41 scénarios écrits entre 1912 et 1918, dont 4 réalisés par August Blom et 6 par Holger-Madsen. Il y tourne son premier film en 1918. Ses exigences esthétiques, son intransigeante rigueur, aussi bien que l'exiguïté cinématographique de son pays, feront de lui un cinéaste rare, nomade et plurinational : 14 films en 56 années d'activité, réalisés en 5 pays. Sa période muette fut de loin la plus féconde : un film, en moyenne, par an ; au parlant, un film tous les dix ans !
Influencé par Griffith (il voit Intolérance en 1918 et toute son œuvre s'insurgera justement contre l'intolérance), par l'école suédoise (son intimisme, sa spiritualité, son sentiment du paysage), il doit peu à l'expressionnisme, et son Kammerspiel n'a rien d'allemand. En deux ans (1918-1920), avec deux films d'« apprentissage » (le Président, et Feuillets arrachés au livre de Satan), il invente son écriture, établit sa vision morale et définit ce « réalisme métaphysique » qui font son art sans pareil. La Quatrième Alliance de Dame Marguerite (1920), le Maître du logis (1925) exhibent un humour que Dreyer, non sans malice, ensevelira ultérieurement dans la gravité de ses œuvres les plus tragiques et aussi, déjà, une férocité extrême à l'endroit de la société et du moralisme bourgeois. Dans ces deux films où l'exploration-exaltation d'une réalité domestique et quotidienne historiquement datée va jusqu'au documentaire, où le thème dreyérien de la souveraineté féminine se met définitivement en place, Dreyer réussit la gageure (qu'il renouvellera avec Dies irae) de ressusciter plastiquement la spiritualité, l'âme d'une époque, saisies vivantes dans la lumière, le décor, l'espace (construit ou naturel), le rythme de la mise en scène et, bien sûr, le cœur des personnages. (Dans la Passion de Jeanne d'Arc, Michaël ou Gertrude, décors et accessoires produisent l'esprit du temps, des lieux et des héros ; ici, ils le supportent, ils en sont imprégnés.) Tourné en Allemagne un an avant le Maître du logis, Michaël (1924) se déroule dans les milieux artistiques de Berlin autour de 1900. C'est un film sur un monde moins intolérant que faux, inauthentique (encore que l'homosexualité discrète du sujet évoque le thème de la répression sociale). Le « dialogue » entre les personnages et le cadre fin de siècle de leur vie est là encore d'une profonde et élégante subtilité. S'y retrouve, sur un registre mineur, laïc, la peinture chère à l'auteur d'une foi bafouée ou déçue et néanmoins généreuse, le don et le sacrifice compensant victorieusement l'échec ou la frustration : « Je peux mourir, j'ai vu un grand amour », dit le héros mal-aimé de Michaël. C'était déjà le sentiment de Dame Marguerite lorsqu'elle s'effaça dans la mort. Et Gertrude dira : « Ai-je été en vie ? Non, mais j'ai aimé. »