SUÈDE. (suite)
Sjöström et Stiller : les fondateurs.
D'abord fortement influencée par le cinéma danois, la production suédoise, transférée en 1911 dans les studios de Lidingö à Stockholm, se tourne dès 1912 vers des thèmes plus nationaux : plusieurs pièces de Strindberg, dont Mademoiselle Julie et le Père, apparaissent sur les écrans. En 1912, la Svenska Bio entreprend 25 films. Plusieurs cinéastes (comme Georg Af Klercker par exemple) remportent d'honorables succès publics, mais, dès 1913, année où Sjöström signe son premier grand film (Ingeborg Holm), l'esprit du cinéma suédois s'incarne tout entier dans ces deux noms : Sjöström et Stiller.
La Première Guerre mondiale, en réduisant considérablement l'activité des cinémas allemand, italien et français, donne par contrecoup une impulsion très vive à la production suédoise. Pendant une dizaine d'années, Victor Sjöström et Mauritz Stiller s'imposeront non seulement sur le plan national par la qualité et l'originalité de leurs réalisations, mais également sur le plan international en influençant d'innombrables artistes européens : tous deux iront principalement puiser leur inspiration dans les grandes sagas scandinaves, les amples romans de Selma Lagerlöf (la Voix des ancêtres, 1918 ; la Montre brisée, 1919 ; la Charrette fantôme, V. Sjöström, 1920 ; le Trésor d'Arne, 1919 ; le Vieux Manoir, 1922 ; la Légende de Gösta Berling, M. Stiller, 1923) ou les œuvres des grands prosateurs nordiques, qu'ils soient finlandais comme Linnankoski (Dans les remous, Stiller, 1918) et Aho (À travers les rapides, id., 1920), norvégien comme Ibsen (Terje Vigen, Sjöström, 1916), islandais comme Sigurjonsson (les Proscrits, id., 1917), suédois enfin comme Hjalmar Bergman (l'Épreuve du feu, id., 1921 ; le Vaisseau tragique, id., 1922).
Caractérisés par une incontestable beauté plastique, un sens rare du décor, un goût très sûr dans le choix des espaces naturels — le rôle de la nature est en effet prédominant —, une photographie (due surtout aux opérateurs Julius et Henryk Jaenzon) savante et inspirée qui sait doser avec subtilité les jeux d'ombre et de lumière, la plupart des grands films de l'âge d'or du cinéma suédois doivent essentiellement leur réputation à une mise en scène lyrique qui n'a, à l'époque, aucun équivalent, sinon dans quelques productions américaines de Thomas Ince.
Sjöström et Stiller entremêlent avec bonheur un réalisme précis et volontiers moralisateur et, par le truchement de savants retours en arrière et de surimpressions, un onirisme parfois mélancolique et sentimental, parfois symbolique et grave. Mais l'un (Sjöström) se sent davantage attiré vers un lyrisme panthéiste qui convient parfaitement à l'atmosphère des œuvres qu'il adapte, tandis que l'autre (Stiller) donne ses premières lettres de noblesse à la comédie sophistiquée (Vers le bonheur, 1920), où s'illustrera quelques années plus tard Lubitsch.
Autour de ces deux incontestables porte-drapeau du cinéma suédois des années 20 évoluent plusieurs individualités qui ne doivent pas pour autant être négligées : ainsi Ivan Hedqvist*, Rune Carlsten*, John W. Brunius* et surtout Gustaf Molander*, qui amorce dès 1920, mais surtout à partir de 1924 (les Maudits), une prolifique carrière.
La Svenska Bio fusionne avec sa rivale la Skandia et se métamorphose le 27 décembre 1919 en Svensk Filmindustri. Ce « complexe » cinématographique, apparemment très puissant, va néanmoins subir les conséquences funestes d'une crise économique dont profitent immédiatement les compagnies américaines, inquiètes à juste titre de l'influence en Europe des cinéastes scandinaves. Attirés par des contrats séduisants, Victor Sjöström, Mauritz Stiller, les acteurs Lars Hanson* et Greta Garbo*, alors toute débutante, vont s'expatrier. Broyés par le système hollywoodien, transplantés dans un monde où leur talent ne parvient pas à s'exprimer pleinement, les deux réalisateurs ne retrouveront que fugacement la chance de tourner un film important. Sjöström, après quelques difficultés, s'adapte néanmoins mieux que Stiller et tourne en 1928 une œuvre admirable, le Vent, qui n'est pas sans évoquer l'atmosphère de ses productions antérieures tournées au pays natal. Stiller se heurte à l'éminence grise de la MGM, Irving Thalberg, et ne parvient pas à mener à bien ses projets. Il est congédié du plateau avant la fin du tournage du Torrent en 1926, se voit supplanté par un autre cinéaste et ne parvient qu'à réaliser deux films avant de revenir, découragé, à Stockholm pour y mourir.
Le départ de Sjöström et de Stiller, en amputant la Suède de ses plus brillants éléments, sera l'une des causes majeures de l'effacement total du cinéma suédois pendant une quinzaine d'années. Quant à Magnusson, il se voit contraint en 1928 d'abandonner la direction de la Svensk Filmindustri. Durant les premiers temps du cinéma parlant, aucune œuvre marquante ne franchit les frontières, et les meilleurs cinéastes (Gustaf Edgren, Gustaf Molander, Per Lindberg) doivent se contenter d'une réputation limitée au seul marché national. D'autres comme Schamyl Bauman, Per-Axel Branner ou Ivar Johansson se contentent de transposer à l'écran les pièces de théâtre à succès. Alf Sjöberg*, qui avait débuté brillamment en 1929, avec le Plus Fort, s'éloigne du cinéma et se voue exclusivement au théâtre dans l'attente de jours meilleurs où il pourra concilier ses deux passions. Des actrices suédoises font certes parler d'elles, mais c'est en s'expatriant pour aller travailler en Allemagne (Zarah Leander* et Kristina Söderbaum*) ou aux États-Unis (Ingrid Bergman*).
Bergman et l'essor du cinéma suédois.
Ce n'est qu'en 1940 qu'apparaissent les premiers signes d'une renaissance avec Un crime (Ett Brott), d'Anders Henrikson, et Avec la vie pour enjeu, d'Alf Sjöberg. Ce dernier sera le véritable chef de file de ce renouveau lorsqu'il tournera successivement le Chemin du ciel (1942) et Tourments (1944, dont le scénario est dû à un jeune homme nommé Ingmar Bergman). En 1942, Carl Anders Dymling, déjà directeur de la Radio suédoise, prend le contrôle de la Svensk Filmindustri et s'assure la collaboration de diverses personnalités telles que Victor Sjöström, Arne Sucksdorff*, Lars Eric Kjellgren, Alf Sjöberg, Hampe Faustman, l'opérateur Gunnar Fischer* et... Ingmar Bergman*. Cette politique ne tarde pas à porter ses fruits. Molander signe plusieurs œuvres remarquées comme la Chevauchée nocturne (1942), la Parole (1943, d'après la pièce de Kaj Munk que Dreyer adaptera douze ans plus tard [Ordet]) et la Femme sans visage (1947, scénario d'Ingmar Bergman). D'autres metteurs en scène épaulent bientôt Sjöberg et Molander : Hampe Faustman, observateur acide de la vie et dont les films soulignent les injustices sociales de la société suédoise (Quand les prairies sont en fleurs, 1946 ; Port étranger, 1948), Hasse Ekman*, qui privilégie les comédies pétillantes où il se donne souvent un rôle de jeune premier, mais qui sait aussi aborder les thèmes plus dramatiques (le suicide — un des thèmes importants du cinéma suédois — par exemple dans la Fille aux jacinthes, 1950), Arne Mattsson*, Lars Erik Kjellgren, Ake Ohberg, les documentaristes Arne Sucksdorff et Gösta Werner* (ce dernier signant également quelques films naturalistes comme la Rue, 1950). Cette même année, le triomphe international de Mademoiselle Julie, que Sjöberg adapte de la pièce de Strindberg, et le succès commercial de Elle n'a dansé qu'un seul été, d'Arne Mattsson, rendent au cinéma suédois la place qu'il avait depuis longtemps perdue. Quelque temps plus tard, un metteur en scène de théâtre, qui signe depuis 1945 des films prometteurs sans pour autant voir sa réputation établie au-delà des frontières de son pays, s'affirme comme l'une des personnalités les plus convaincantes : c'est Ingmar Bergman, dont toute l'œuvre, d'abord influencée par un réalisme poétique assez pessimiste, oscille ensuite entre plusieurs thèmes obsessionnels. Certains sont d'ordre métaphysique (le Septième Sceau, 1956 ; les Communiants, 1962), d'autres s'attachent à l'analyse corrosive et satirique de l'incommunicabilité du couple (la Nuit des forains, 1953 ; Une leçon d'amour, 1954 ; Sourires d'une nuit d'été, 1955). Après une trilogie où transparaît l'inquiétude d'un auteur conscient des contradictions et des angoisses de son époque (À travers le miroir, 1961 ; les Communiants, 1962 ; le Silence, 1963), Bergman approfondit encore ses recherches dans des œuvres plus austères mais tout aussi tourmentées comme Persona (1966), l'Heure du loup (1967), la Honte (1968), Une passion (1969). En 1972, il remporte un immense succès dans la plupart des pays du monde avec Cris et Chuchotements, triomphe qu'il renouvelle en 1974 avec Scènes de la vie conjugale, série de six émissions de télévision qui est ensuite projetée sur les écrans du cinéma dans une version abrégée et, en 1978, avec Sonate d'automne.