BRESSON (Robert) (suite)
Le tournant est pris avec le Journal d'un curé de campagne (1951) : on y constate une rupture complète avec la littérature, le roman de Bernanos y étant repensé en fonction du « cinématographe ». Les dialogues, dus au réalisateur même, y obéissent déjà au principe de neutralité dramatique et tonale qui sera désormais sa règle d'or ; quant aux images, bien qu'encore marquées par une certaine dramatisation (elles sont signées par Léonce-Henri Burel, qui fut l'opérateur de Gance), elles évoluent vers les deux caractéristiques par lesquelles Bresson a défini son idéal en la matière : « aplaties » et « insignifiantes (non signifiantes) ». Le tournant est définitivement pris avec Un condamné à mort s'est échappé (1956), où la parole (le son) et l'image s'équilibrent dans la même neutralité esthétique et dramatique. Autre signe de cette rupture : écrite pour les trois premiers films par un compositeur contemporain (Jean-Jacques Grünenwald) et marquée par un certain lyrisme, la musique est cette fois empruntée à Mozart et utilisée avec parcimonie, dans une perspective de contribution à la dédramatisation plastique et tonale de l'œuvre.
Pickpocket apparaît ainsi comme l'aboutissement du processus d'ascèse qui caractérise l'esthétique bressonienne. La photo de Burel, la musique de Lully concourent à ce dépouillement. C'est en outre le premier scénario original de Bresson et il a toute liberté d'y mettre en œuvre les traits spécifiques de son style (« Style : tout ce qui n'est pas la technique », écrit-il) : il gomme rigoureusement toutes les impuretés de la représentation pour parvenir à une totale stylisation du figuratif, il suggère (en général par des plans de détail ou des inserts) plus qu'il ne le décrit le monde extérieur qui sert de cadre à l'action, il écarte toute psychologie descriptive (« celle qui ne découvre que ce qu'elle peut expliquer ») au profit d'une approche inhabituelle des corps « à l'affût des mouvements les plus insensibles, les plus intérieurs ».
Son refus de « toute psychologie théâtrale ou romanesque » se caractérise désormais par un recours systématique aux acteurs non professionnels, choisis parmi ses amis ou dans la rue pour leur seule apparence physique ou pour ce que leur visage reflète de vie intérieure, acteurs qu'il triture, qu'il torture jusqu'à obtenir d'eux, au prix parfois de plusieurs dizaines de prises, cette voix blanche, ce ton monocorde qui sont, pour le spectateur réticent, la plus discutable caractéristique de son esthétique. Il choisit désormais ceux qu'il appelle ses modèles, non pas pour leur faire jouer un personnage mais pour leur faire extraire d'eux-mêmes la personnalité en fonction de laquelle il les a élus ; il les laisse ensuite si vidés de leur propre substance que la plupart d'entre eux ne pourront jouer aucun autre rôle important à l'écran : ainsi en a-t-il été de Claude Laydu (le curé de campagne), de François Leterrier (le condamné à mort), de Martin Lassalle (le pickpocket), de Florence Delay (Jeanne d'Arc), cependant que d'autres sont parvenus à surmonter ce traitement de choc et à faire carrière : Anne Wiazemsky (Au hasard Balthazar), Dominique Sanda (Une femme douce), par exemple.
Après Pickpocket, les œuvres maîtresses se suivent : le Procès de Jeanne d'Arc (1962), Au hasard Balthazar (1966), Mouchette (1967). Ce sont sans nul doute Pickpocket et le Procès qui répondent le mieux à l'extraordinaire principe que le cinéaste formule dans ses Notes : « Bâtis ton film sur du blanc, sur le silence et l'immobilité. » Principe qu'il faut compléter par celui-ci : « Vois ton film comme une combinaison de lignes et de volumes en mouvement en dehors de ce qu'il figure et signifie. » Cette recherche de l'absolu pourrait sembler prétentieuse et insensée si elle ne se traduisait en des œuvres où s'épanouissent une beauté singulière, une humanité vibrante, et qui s'offrent dans toute leur splendeur et leur hauteur au spectateur désireux et capable de franchir le mur de silence et d'immobilité qui les protège des vulgarités du « cinéma ». Car la jouissance très désincarnée que procurent ces films est de l'ordre de l'esthétique (c'est-à-dire de la sensation) et non du sentiment ; elle naît, non pas du pathétique des situations, mais du bonheur d'un discours filmique rigoureusement élaboré (« Ne cours pas après la poésie. Elle pénètre toute seule par les jointures » [c'est-à-dire par les ellipses]).
Quant à la thématique bressonienne fondamentale, celle de la rédemption, elle court comme un fil rouge tout au long de son œuvre. Chrétien janséniste, Bresson croit à la grâce qui permet à certains êtres d'exception de trouver le rachat de leurs fautes à l'instant de la mort, acceptée ou désirée comme une délivrance : Thérèse (Jany Holt, dans les Anges du péché), Agnès (Élina Labourdette, dans les Dames du bois de Boulogne), le curé d'Ambricourt (qui termine son Journal en écrivant : « Tout est grâce »), Jeanne d'Arc, Mouchette (Nadine Nortier) sont de ces êtres qui se consument au long d'un calvaire physique et moral qui prend nettement, dans le cas du curé de campagne, les allures d'un itinéraire christique avec ses plaies et ses stigmates. Et ce cheminement de la grâce, Bresson le retrouve chez Dostoïevski, dont il « adapte » deux nouvelles avec Une femme douce (1969) et Quatre Nuits d'un rêveur (1971) et dont on pouvait déjà entrevoir l'inspiration dans Pickpocket (« Quel chemin il m'a fallu parcourir pour arriver jusqu'à toi »). Ses derniers films, Lancelot du lac (1974), le Diable probablement (1977) et l'Argent (1983 — qui, bien qu'adapté d'une nouvelle de Tolstoï, appelle à nouveau la référence à Dostoïevski quant au cheminement de la grâce chez un criminel racheté par l'horreur même de son geste), restent fidèles à la ligne thématique qui a conduit le cinéaste, dans treize films en marge de toutes les modes (fût-ce au risque de préciosités qui irritent ses détracteurs), à mettre en scène des personnages animés par la passion de la liberté spirituelle et à « s'efforcer d'atteindre le réel au-delà du réel » (Michel Estève).▲