ARGENTINE. (suite)
La crise politique et la dictature militaire
(1966) estompent la progression de cette production indépendante et diversifient les voies empruntées. Face aux difficultés et à la censure, certains recourent aux films historiques et folkloriques ou aux adaptations littéraires, voire aux films d'art (le cinéma documentaire de Jorge Preloran* étant un cas à part). D'autres partent pour l'étranger, comme Humberto Ríos (Eloy, 1968, au Chili ; Al grito de este pueblo, 1971, en Bolivie), Alejandro Saderman (documentariste à Cuba), Hugo Santiago* ou Eduardo de Gregorio*. Les débutants libérés du carcan de l'intimisme sont peu nombreux (Leonardo Favio*, Raúl de la Torre*). Un courant underground, expérimental, se développe timidement, avec Miguel Bejo (La familia unida espera la llegada de Hallowyn, 1971), Edgardo Cozarinsky* et Julio Ludueña (La civilización está haciendo masa y no quiere oir, 1973). La radicalisation politique, qui traverse aussi bien la gauche que le péronisme, aboutit à un courant de cinéma clandestin, se réclamant des précédentes expériences d'Ivens*, Santiago Alvarez* et Birri. L'Heure des brasiers (Solanas* et Getino*, 1968) est le prototype d'un certain cinéma militant, auquel se rattache Gerardo Vallejo*. Le cinéma politique trouve encore d'autres partisans, comme Jorge Cedrón (Operación Masacre, 1972, écrit en collaboration avec Rodolfo Walsh) et Raimundo Gleyzer*.
La courte période de libéralisation politique, sous des gouvernements péronistes (1973-74), permet l'explosion sur les écrans d'une créativité diversifiée que souligne une hausse de la fréquentation (un marché de 50 millions de spectateurs) et de la production (40 longs métrages par an, contre une moyenne de 29 durant les années 1955-1970). Les films militants jusqu'alors interdits sortent en salle. D'autres, réalisés selon des conceptions plus classiques, les rejoignent par le courage du propos (La Patagonia rebelde, Héctor Olivera*, 1973 ; Quebracho, Ricardo Wulicher, id.). D'autres encore portent à l'écran des œuvres littéraires latino-américaines (La tregua, Sergio Renan, 1974 ; Los gauchos judíos, Juan José Jusid*, 1975). On élabore une nouvelle loi du cinéma qui s'attaque aux blocages de la distribution et de l'exploitation et soutient la production indépendante. Tout cela s'écroule brutalement avec le retour en force des militaires au pouvoir (1976). La répression, mortelle pour certains, incite à l'exil. La production retombe au niveau le plus bas (15 longs métrages en 1977). Elle ne remonte à une trentaine de films que pour s'installer dans la médiocrité. Les quelques nouveaux cinéastes poursuivant leur travail, sous une censure étouffante, doivent se contenter de films retenus, ambigus, ou d'illustrer la littérature nationale (Saverio el cruel, Wulicher, 1977 ; les entretiens de Borges para millones, id., 1978 ; El poder de las tinieblas, Mario Sábato, 1979) ou encore d'emprunter les codes classiques du thriller (Tiempo de revancha, Adolfo Aristarain*, 1981).
Le retour à la démocratie
et la gestion de Manuel Antín à la tête de l'Institut national du cinéma (1983-89) stimulent la production, les débuts de jeunes réalisateurs et la promotion des films argentins à l'étranger. Le meilleur symbole du retentissement obtenu reste l'Oscar attribué à l'Histoire officielle (Luis Puenzo*, 1986), un des nombreux titres qui évoquent les meurtrissures de la dictature militaire. Parmi les nouveaux metteurs en scène, on peut citer Bebe Kamin (Los chicos de la guerra, 1984), Carlos Sorín (La película del rey, 1985), Raúl Tosso (Gerónima, id.), Alberto Fischerman (Los días de junio, id.), le provocateur Jorge Polaco (Diapasón, id.), Miguel Pereira (La deuda interna, 1987), Alejandro Agresti* (El amor es una mujer gorda, id.), Gustavo Mosquera (Lo que vendrá, id.), Marcelo Céspedes et Carmen Guarini (Buenos Aires, crónicas villeras, DOC, 1988), Jeanine Meerapfel (La amiga, 1989), Eduardo Mignona (Flop, 1990), Javier Torre (Las tumbas, 1991), Tristán Bauer (Después de la tormenta, id.), Marcelo Piñeyro (Tango feroz, 1993), Lita Stantic (Un muro de silencio, id.), Alberto Lecchi (Perdido por perdido, 1993), et le photographe Juan Carlos Desanzo passé avec succès à la réalisation (Eva Per¯n, 1996). Entre eux et les vétérans Ayala et Olivera, on trouve encore Maria Luisa Bemberg* (Camila, 1985), Alejandro Doria (Darse cuenta, 1983), Solanas de retour d'exil, et Eliseo Subiela* (Hombre mirando al sudeste, 1985), l'une des révélations majeures de la décennie. Une nouvelle loi du cinéma est adoptée (1994), tandis que le festival international de Mar del Plata renaît de ses cendres, entre paillettes et flonflons (1996). À Buenos Aires, un autre festival, davantage centré sur le cinéma indépendant (1999), essaye bientôt de lui damer le pion. La contestation de la politique erratique menée sous la double présidence maffieuse de Carlos Menem (1989-1999) s'appuie sur un renouveau de la cinéphilie (exprimée par la longévité de la revue El amante, 1992) et sur l'éclosion d'une très jeune génération de réalisateurs, formés par une exceptionnelle floraison d'écoles de cinéma, auxquels se joignent des metteurs en scène plus âgés (Garage Olimpo, Marco Becchis, 1999 ; Silvia Prieto, Martin Rejtman, 1999). La fondation Universidad del Cine, créée par Manuel Antin (1991), n'hésite pas à s'impliquer directement dans la production de ses étudiants (Moebius, signé par Gustavo Mosquera et ses élèves, 1996 ; Sale Époque/Mala época, quatre sketches de Nicolas Saad, Mariano De Rosa, Salvador Roselli et Rodrigo Moreno, 1998). Les résultats sont tout à fait hétérogènes, puisqu'ils oscillent entre l'expérimentation la plus austère et les formules commerciales remises au goût du jour. La fraîcheur et l'apparente insouciance formelle de certains films n'évitent pas toujours la superficialité et même le maniérisme (ils sont bien les contemporains du Dogma danois). Cependant, le premier titre emblématique de la nouvelle génération, Pizza, birra, faso (Bruno Stagnaro et Israel Adrien Caetano, 1997), ouvre rapidement la voie à davantage d'acuité sociale (Mundo grå, Pablo Trapero, 1999) et psychologique (La ciénaga, Lucrecia Martel, 2000, primé à Berlin), doublée d'une dramaturgie originale. D'ores et déjà, au tournant du siècle, l'Argentine suscite l'espoir de la virtuelle Internationale des indépendants, qui s'épaulent mutuellement de Sundance à Rotterdam, avec une indéniable efficacité.