Dictionnaire du Cinéma 2001Éd. 2001
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KUBRICK (Stanley) (suite)

Redoutable joueur d'échecs (comme Nabokov), photographe quatre ans pour Look, il vient au cinéma en filmant la journée d'un boxeur (Walter Cartier), et vend son court métrage à la RKO, puis il tourne un reportage consacré à un prêtre du Nouveau-Mexique qui vole de paroisse en paroisse dans un Piper Cub (Flying Padre). Un emprunt de 10 000 dollars lui permet de réaliser Fear and Desire, à peine un long métrage, épisode sanglant et ludique d'une guerre imaginaire (1953). Un nouvel emprunt assure le tournage du Baiser du tueur. Kubrick rencontre alors le jeune et riche James B. Harris, qui lui propose de s'associer à la production d'Ultime Razzia. Kubrick a vingt-cinq ans, et il n'est déjà plus un inconnu. Il a même fait preuve d'un professionnalisme qui ne tient pour négligeable aucun aspect de la création cinématographique, à commencer par la clé de tout : la production. Il travaille sur des scripts minutieusement élaborés, auxquels il collabore : Ultime Razzia, le Baiser du tueur, les Sentiers de la gloire et tous les titres à partir de Dr Folamour. La musique se voit peu à peu refuser sa trop habituelle fonction redondante (encore que l'enterrement du petit Bryan Lyndon soit une entorse à la règle) au profit d'un asynchronisme affectif ou mental, dont l'emploi du Beau Danube bleu dans 2001 : l'Odyssée de l'espace, ou celui de la Neuvième Symphonie dans Orange mécanique restent significatifs. À noter encore l'attention accordée aux costumes et aux décors aussi bien qu'à l'éclairage : on pourrait écrire qu'il n'y a pas dans un film de Kubrick de lumière innocente. La prédilection pour la caméra portée, qu'il manie lui-même, n'exclut nullement l'ampleur des mouvements à la grue ni le travelling, figure de style récurrente dont les ressources ne sont jamais séparées, ni libérées d'un cadre constamment et souverainement contrôlé. Il est rare, également, qu'un cinéaste jouisse du pouvoir de supervision et de correction lui accordant le droit, après les projections initiales, de retirer les copies (encore peu nombreuses) pour resserrer le montage du film... Le contrôle dont dispose Kubrick sur son œuvre (y compris les affiches et le choix des salles) est sans doute unique dans le cinéma contemporain.

Ce pouvoir, arraché à force de volonté ou - qui sait ? - qu'il tient de la science du joueur d'échecs, permet à Stanley Kubrick d'être l'auteur, à part entière, de ses films. Et ce qui est évident, lorsqu'on revoit l'ensemble de l'œuvre, c'est que non seulement elle n'apparaît jamais comme l'illustration d'une thèse mais au contraire, dans sa diversité et sa complexité, comme une création visionnaire et pessimiste d'une rare intensité poétique. Rien de ce qui est inquiétant dans la nature humaine ne lui est étranger. L'ordre et la technologie, l'État et l'ambition, l'intuition (Shining) et l'amour (Lolita) sont destructeurs. Citons, pour mémoire et illustration, parmi les projets que chérissait Kubrick et que des obstacles divers l'ont empêché de réaliser, la Vengeance aux deux visages, que reprendra Marlon Brando, et une “biographie” de Napoléon. Le sentiment que Stanley Kubrick nourrit à l'égard du genre humain mérite d'être rappelé, parce qu'il se révèle lucide dans une époque où la démagogie faussement humaniste brouille les cartes, et parce qu'il corrobore fidèlement l'analyse critique de l'œuvre : “Bien qu'un certain degré d'hypocrisie existe à ce propos, chacun est fasciné par la violence. Après tout, l'homme est le tueur le plus dénué de remords qui ait jamais parcouru la Terre. L'attrait que la violence exerce sur nous révèle, en partie, qu'en notre subconscient, nous sommes très peu différents de nos primitifs ancêtres” (Newsweek, 1972).

De l'échappée meurtrière des soldats dans Fear and Desire à la folie également meurtrière de Jack Nicholson dans Shining, en passant par la violence ambiguë de Full Metal Jacket que l'auteur décrit avec la terrifiante froideur d'un entomologiste, ou le périple nocturne de Tom Cruise dans Eyes Wide Shut, l'individu porte la croix de ses atavismes, ou (n'est-ce pas la même ?) celle que les civilisations successives lui ont fabriquée, sur laquelle, même, il meurt deux fois, pour l'ordre et pour l'exemple : Spartacus (K. Douglas), et l'un des soldats dans les Sentiers de la gloire - un film qui n'a encore trouvé d'équivalent que dans celui, implacable, de Francesco Rosi, les Hommes contre... La mythologie de la guerre est mise à mal avec autant de sérénité sarcastique (le XVIIIe siècle faussement chatoyant de Barry Lyndon n'est pas loin de rejoindre dans le cynisme cruel les tueries de la guerre du Viêt-nam de Full Metal Jacket) que la notion, diffuse, ambivalente, de progrès (2001 : l'Odyssée de l'espace). Ne se refusant ni l'ironie dans le space-opera, où, justement, la musique érode l'illusion d'une nouvelle “Belle Époque”, ni le recours au burlesque, voire un retour au slapstick, l'humour éclate avec les tartes à la crème de “la guerre froide” de Dr Folamour. L'unicité, la transparence ne sont que des trompe-l'œil : Barry, comme Humbert Humbert, comme le capitaine Dax, rencontrent derrière chaque représentation (de la réussite sociale, de la passion, du devoir) le piège quasi imparable de son contraire. L'œuvre est semée de ratages spectaculaires ou minables : celui de Sterling Hayden qui voit, hébété, la valise du hold-up choir sur le tarmacadam, et les dollars s'envoler dans le vent des hélices, à la fin d'Ultime Razzia ; la souffrance répétée, humiliante, de Humbert (James Mason) ; le retour d'Alex à la case départ (Orange mécanique), sa révolte chue des cimes du meurtre et de la thérapie de pointe au creux du lamentable abîme habituel, où son instinct de violence va pouvoir à nouveau s'assouvir ; ratage de Jack, assassin pétrifié dont le roman n'a pas été écrit (Shining).

On s'est beaucoup interrogé sur la fin “ouverte” de 2001 : l'Odyssée de l'espace, film splendide où, par parenthèse, on assiste au crime le plus étonnant, le plus futuriste de l'histoire du cinéma depuis Planète interdite (F. M. Wilcox, 1956) : on y voit l'intelligence créatrice condamnée à détruire sa propre création, le superordinateur devenu meurtrier. Le dévoiement n'est que le reflet de l'atavisme de l'homme : comment pallier, dans l'absolu, le rapport, œdipien, de la création à son créateur ? La vision, jamais théorisante, de Kubrick, dans ses aspects les plus baroques, telle la somptueuse démolition des valeurs du XVIIIe siècle à mesure que Ryan O'Neal progresse vers l'échec, la chute, le retour à son trou d'Irlande d'origine, ramené, éclopé, à l'état primitif des Barry, est-elle la vision démoniaque d'un monde considéré comme un enfer tantôt bouffon, tantôt sinistre ?