Dictionnaire du Cinéma 2001Éd. 2001
C

CHAPLIN (Charles Spencer, dit Charlie) (suite)

Le personnage de Charlot n'a plus guère besoin des faire-valoir de la Keystone ; quitte à reprendre ici et là certains épisodes de ses vieux films, le travail de Chaplin consiste en partie à le préciser, à l'affiner, à le dégager d'une certaine gangue de vulgarité (et aussi des nervosités mécaniques héritées du slapstick) pour le faire accéder au comique noble. En même temps que l'approfondissement du gag, s'il vise à la mise en valeur de Charlot, entraîne un certain ralentissement du rythme (sensible surtout dans la Ruée vers l'or), les éléments sentimentaux, toujours présents dès l'origine, se précisent et tournent au romantisme mélodramatique (les Lumières de la ville).

Pendant cette période, l'homme Chaplin doit essuyer les premiers orages d'une vie privée que ses deux tournées triomphales en 1921 et 1932, en Europe, puis dans le reste du monde, ne contribuent pas peu à rendre publique. Son premier mariage et son premier divorce (Mildred Harris, 1918-1920) se sont passés sans histoires. Il n'en sera pas de même (1927) avec Lita Grey (épousée en 1924), qui lui intente un procès « scandaleux », faisant de lui la cible des ligues puritaines. Or, Chaplin va affronter aussi les conséquences de la fin du muet, survenue alors que son style visuel avait atteint son plein développement. Indifférent, voire hostile, à la technique, il ne produira de films parlants qu'à de longs intervalles : les Lumières de la ville n'est encore qu'un film sonore. Si le mariage de Chaplin avec Paulette Goddard (1933-1941) est empreint d'une grande discrétion, les films de la période correspondante inquiètent le public : les Temps modernes s'en prennent au travail à la chaîne, et le Dictateur, ouvertement annoncé comme un pamphlet antihitlérien, vaut à Chaplin en 1940 les attaques des milieux isolationnistes. Pendant la guerre, il interviendra en faveur de l'ouverture du « deuxième front » et, en 1947, se verra accusé de sympathies communistes par la Commission des activités antiaméricaines.

Parallèlement, l'audace formelle, après son hésitation devant le muet, croît dans ses films. Nous pensons moins ici à la métaphore du troupeau des Temps modernes (où Charlot fait ses adieux), qui rappelle Eisenstein, qu'à l'éclairage souvent inédit, expressif, des Lumières de la ville, et surtout à la franchise avec laquelle, dans le Dictateur, Chaplin résout son problème central : faire tenir à son héros un discours qui transcende le temps et l'espace.

En 1942, la jeune actrice Joan Barry fomente contre Chaplin un scandale qui trouvera sa conclusion en 1948, quand le cinéaste sera condamné à assurer l'entretien d'un enfant dont il n'est pas le père. Entre-temps, Chaplin a rencontré une compagne peut-être longtemps cherchée en la personne d'Oona O'Neill, qu'il épouse en 1943, malgré l'opposition de son père, le dramaturge Eugène O'Neill. Dans Monsieur Verdoux, Chaplin jette bas le masque de Charlot, pourrait-on dire, et agresse d'autant plus le public qu'il y compose un personnage inspiré de Landru, obligé de tuer des femmes pour nourrir sa famille d'incapables, et cependant toujours secrètement disposé à l'amour (celui-ci, dans les Chaplin de la maturité, repose sur une sorte de sensualité affectueuse dont on trouve peu d'exemples au cinéma). L'échec de Monsieur Verdoux, superbe fable satirique débouchant sur l'humour noir, était prévisible. Plus obscure est la fuite de Chaplin, avec toute sa famille, à destination de l'Europe, après la première privée de Limelight (septembre 1952) : le film, qui reprend le thème assez conventionnel du clown devenu incapable de faire rire, est-il un plaidoyer ? La tournée de présentation est un succès, mais outre-Atlantique les hostilités accumulées contre Chaplin ne désarment pas. Aussi bien, Un roi à New York, tourné à Londres en 1956-57, comporte-t-il, au nom du pacifisme, une condamnation des États-Unis qui vise surtout l'ignorance et la sottise du maccarthysme alors déclinant.

Ayant trouvé en Europe le repos, Chaplin rédige des Mémoires (My Autobiography, 1964) de peu d'intérêt et ajoutera à sa filmographie la Comtesse de Hong-Kong, œuvre encore aujourd'hui méconnue, son unique film en couleurs, où il se contente d'une apparition (1967). En 1972, il accepte de retourner dans cette Amérique où il avait juré de ne jamais remettre les pieds, pour recevoir un Oscar spécial, au milieu de l'enthousiasme général. Anobli par la reine de Grande-Bretagne (1975), il a passé ses dernières années dans l'un des plus beaux paysages de la Suisse.

Le génie de Chaplin réside d'abord dans son métier d'origine : la pantomime, qu'il a enrichie et distillée presque à l'excès, puis maîtrisée (cf. son double rôle dans le Dictateur). À distance, elle entre dans ses films muets en composition parfois conflictuelle avec son sens de l'espace encore étriqué, mais bientôt plus subtil que celui de Mack Sennett (raccords entre gestes de personnages différents, choix d'angles, changements d'échelle). Ensuite, la philosophie de Charlot, vagabond famélique, souvent victime, souvent « fleur bleue » mais nullement lunaire et passablement sadique à ses heures, a été indûment élevée au rang d'un humanisme universel (ce qui ne signifie pas, loin de là, que la réflexion sur la condition humaine en soit absente). Ses limites sont indiquées par le gag fameux des Temps modernes où le « petit homme » se retrouve en tête d'un cortège révolutionnaire... parce qu'il agite le drapeau rouge d'une interruption de trafic. Aujourd'hui, après une éclipse due à la politique malthusienne de Chaplin lui-même quant à une nouvelle sortie de ses films, à la redécouverte de Buster Keaton, à la faiblesse des commentaires bavards qu'il a ajoutés à certaines de ses œuvres (notamment la Ruée vers l'or) et à la mièvrerie intrinsèque de Limelight, la réédition intégrale des longs métrages est venue rappeler la vraie grandeur, non exempte d'amertume mais souvent d'une belle générosité, et remarquablement féconde sur le plan formel, qui reste celle de Chaplin.