Dictionnaire du Cinéma 2001Éd. 2001
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MANKIEWICZ (Joseph L[eo]) (suite)

Mankiewicz occupe une place tout à fait à part dans le cinéma hollywoodien, et peut-être dans le cinéma mondial : celle de l'intellectuel sophistiqué, donc marginal, mais comblé d'honneurs ; deux Oscars pour Chaînes conjugales (1949), de nouveau deux Oscars pour Ève, dès l'année suivante. Il n'a rien d'un « rêveur ». En 1952, il fonde sa propre maison de production, et, quand en 1963 il vend la Figaro Inc. à la Fox, celle-ci paie en fait le prix fort pour des droits d'exploitation substantiels, ceux de la Comtesse aux pieds nus, succès mondial. Aussi bien la Fox appelle-t-elle en l'occurrence au secours un cinéaste de grand renom pour « sauver » Cléopâtre, que Mankiewicz voudra plus tard rayer de sa filmographie comme n'étant pas l'œuvre qu'il avait voulue. Car il se proclame « auteur de films » et l'est effectivement devenu.

Bien qu'il ait réalisé une mise en scène théâtrale (la Bohème au Metropolitan Opera, 1952), Mankiewicz est apparu d'abord comme un metteur en scène littéraire, mais non pour des raisons de dramaturgie. Ses premières réalisations sont assez statiques, souvent adaptées de matériaux démodés (The Late George Appley, 1947) ; mais, s'efforçant à utiliser avec bonheur des procédés en vogue, quelques effets subjectifs dans Quelque part dans la nuit (1946), la voix off de Chaînes conjugales, le cinéaste consacre l'essentiel de son travail à la direction d'interprètes et s'en remet à un « classicisme » un peu lourd les mauvais jours, fluide les meilleurs, quant à la réalisation. Il ne s'agit pas encore de films brillants.

Au début des années 50, Mankiewicz découvre en quelque sorte son rapport personnel au cinéma : une thématique (le goût des « portraits de femmes », le jeu de la vérité et du mensonge, la tendance aux paradoxes satiriques) et une pratique : le dialogue devient le moteur de l'action, il n'accompagne plus les personnages, il commande physiquement leur mise en place et leur déplacement. Par là, ce cinéaste essentiellement cérébral, plus proche d'un Européen du XVIIIe siècle (libéral, mais non poète) que de tout autre type humain, inverse le rapport traditionnel entre l'espace et le discours du cinéma hollywoodien (celui des films d'action). Dans cette pratique, Mankiewicz introduit des variantes qui, à la longue, favorisent un plus grand soin visuel : témoins, les glaces multiples où se mire une future vedette à la fin d'Ève (1950), son premier grand film de cinéaste. Dans la Comtesse aux pieds nus (1954), film fait contre un autre film (en l'occurrence Citizen Kane), Mankiewicz fait pièce au pirandellisme en racontant un même épisode vu par deux personnages, mais vu presque sous le même angle de prise. Enfin, une liberté croissante lui est venue en vieillissant, comme à beaucoup de cinéastes de sa génération. Auteur de Jules César, l'un des meilleurs films shakespeariens (Welles mis à part) jamais réalisés (il y imposa contre toute attente Marlon Brando), il a en 1970 signé l'archétype du western ironique (le Reptile), entièrement transformé en une réflexion sur les apparences et leur contraire, bref sur le cinéma. Il avait fait dire trois ans auparavant au héros du Guêpier : « Qui voudrait vivre à Hollywood ? Personne ! À Venise, tout le monde ! » Dans ce film en forme de fable amère, qui prend appui sur Volpone mais se transforme lui aussi en réflexion sur le spectateur, il était clair qu'en dépit de ses dires Mankiewicz n'avait pas perdu son temps et ses forces à diriger Cléopâtre (1963), dont les meilleurs moments ont le même prétexte. Au cours des années 70, il dirigera encore un film, le Limier (1973), comédie policière en vase clos, étourdissant récital à deux sur l'envers du décor social (et l'envers de toute représentation). Propos d'une sagesse à la fois cynique et stoïque, qui renoue figurativement avec le Château du dragon, et surtout qui montre le retranchement progressif de l'artiste hors d'une industrie avec laquelle il a rusé tout au long de sa carrière : Mankiewicz reste un excitateur intellectuel, mais son dessein nous est dérobé.

Films  :

le Château du dragon (Dragonwyck, 1946) ; Quelque part dans la nuit (Somewhere in the Night, id.) ; The Late George Appley (1947) ; l'Aventure de Madame Muir (The Ghost and Mrs. Muir, id.) ; Escape (1948) ; Chaînes conjugales (A Letter to Three Wives, 1949) ; la Maison des étrangers (House of Strangers, id.) ; La porte s'ouvre (No Way Out, 1950) ; Ève (All About Eve, id.) ; On murmure dans la ville (People Will Talk, 1951) ; l'Affaire Cicéron (Five Fingers, 1952) ; Jules César (Julius Caesar, 1953) ; la Comtesse aux pieds nus (The Barefoot Contessa, 1954) ; Blanches Colombes et Vilains Messieurs (Guys and Dolls, 1955) ; Un Américain bien tranquille (The Quiet American, 1958) ; Soudain l'été dernier (Suddenly Last Summer, 1959) ; Cléopâtre (Cleopatra, 1963) ; Guêpier pour trois abeilles (The Honey Pot, US-GB-ITAL, 1967) ; King : A Filmed Record... Montgomery to Menphis (1970, CO : S. Lumet, DOC) ; le Reptile (There Was a Crooked Man, id.) ; le Limier (Sleuth, 1972).

MANN (Emil Anton Bundmann, dit Anthony)

cinéaste américain (San Diego, Ca., 1906 - Berlin, RFA, 1967).

Acteur à Broadway, il ne tarde pas à y diriger des pièces. En 1938, Selznick lui demande de rechercher de nouveaux talents ; en 1941, il sera assistant metteur en scène (les Voyages de Sullivan de Preston Sturges).

De 1942 à 1949, il réalise des ouvrages à budget faible ou modeste, dont les plus mémorables sont des films policiers où se manifeste déjà le sentiment désespéré du destin (Desperate, 1947), la connaissance à la fois physique et morale de la violence (la Brigade du suicide, 1948 ; Marché de brutes, id.), mais aussi une grande sensibilité à l'intensité dramatique, un goût des expressions visuelles (la Rue de la mort, 1950) et la volonté d'organiser l'espace et le décor en figures de l'émotion et de l'attente. L'usage adroit d'un train dans le Grand Attentat (1951) résume ces vertus artistiques, qui seront toujours présentes dans Maldonne pour un espion (1968). Souvent soutenue par la photo inquiétante de John Alton, l'influence de Mann sur le film noir est alors considérable : il réalise une partie de Il marchait la nuit (A. Werker, 1948) et collabore au scénario de l'Assassin sans visage (R. Fleischer, 1949).