Dictionnaire du Cinéma 2001Éd. 2001
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KEATON (Joseph Francis Keaton, dit Buster) (suite)

Après l'effacement des années 40, la gloire revient peu à peu nimber ce visage buriné par le temps, l'alcool et l'amertume. Buster publie en 1960 son autobiographie, My Wonderful World of Slapstick. Il meurt le 1er février 1966, reconnu l'égal des plus grands, devenu même l'enjeu d'une assez vaine tendance à la revanche comparative : est-il ou non plus « grand » que Charlot ? Tous deux mimes, scénaristes, acrobates et cinéastes, tout les rapproche, et tout — leur personnage, leur mise en scène, leur sens de l'espace, leur univers — les sépare et les fait différents. Ajoutons ici la totale inculture de Keaton, si paradoxale, alors que le déchiffrement de son art de comédien et de l'écriture de ses films révèle leur richesse, leur complexité, voire une sorte de prémonition inattendue, « sauvage » — une prescience innée, lunaire, divinatoire  ? — des courants étranges de la sensibilité contemporaine ; du sens, si l'on peut dire, de l'absurde et des dérives de la réalité. La part de son œuvre dont on est assuré qu'il fut maître ne saurait être réductible à une exploitation de bonnes recettes de la vis comica, pas davantage à celle d'un burlesque alors triomphant. Si, de toutes les figures du comique, la plus proche de Buster demeure l'ambigu Harry Langdon, c'est sans commune mesure quant à l'invention, la gestuelle, l'étendue de l'imaginaire.

Une constante, qu'on décèle dès les courts métrages de Keaton, bateleur si paisiblement indifférent à toute culture (peinture, musique ou littérature), c'est que, plus l'œuvre est ludique, plus elle s'avère élaborée, composée et rythmée à chaque plan comme dans l'équilibre dynamique de l'ensemble, qu'il s'agisse de la préparation de l'éclosion et de l'exploitation d'un gag ou d'une situation, ou des cadrages et de la poursuite d'un mouvement. Il y a chez Keaton un art éblouissant de la composition du cadre sans équivalent dans l'œuvre des grands comiques — sinon dans celle de bien des cinéastes de premier rang...

Or, le refus de tout trucage, la volonté qu'a l'acteur d'assumer absolument sa présence à l'écran (ce qui lui vaut plusieurs accidents graves) achèvent de conférer aux plus extravagantes situations une qualité de réel également rare dans le domaine du comique : sensorialité des visages, des attitudes (les Trois Âges), du corps même ; poésie du temps qui passe saisie dans les séquences en couleurs qui ouvrent Fiancées en folie (la première utilisation, peut-être, du Technicolor dans un long métrage : 1925) ; le paysage intégré au récit, à sa dynamique dans les grands films de la période 1923-1929 : les fleuves et les bateaux, les forêts et les vallées (Ma vache et moi) et la passion de Keaton, aussi, pour le train, conquérant et révélateur de l'espace américain, instrument privilégié du jeu qui permet de jongler avec les rencontres, les distances, les délais, la balistique et la mort (le Mécano de la « General »).

Ainsi l'espace se révèle-t-il non seulement primordial, mais il se prouve comme élément, comme donnée agissante dont le cadre est plein, jusqu'à perturber sa nature, son identité, son intégrité (les cuirassés flottant dans la 5e Avenue, dans le Cameraman). La profondeur de champ renforce la logique, la vérité de l'irrationnel, la réalité tangible à laquelle le héros keatonien est affronté sans autre ressource que sa volonté, son intelligence des contraires et son adaptation aux éléments. L'enchevêtrement rythmique des horizontales et des courbes (le Mécano...), celui des courses se recoupant, des flots militaires de bonnes femmes et d'éboulis de caillasse (les Fiancées...), la lutte contre l'amoncellement des vieux papiers, des corps, des rubans de film dans le Cameraman sont portés à un degré de perfection symphonique sans égal.

Ces films font brusquement accéder le burlesque et le comique au rang des grands genres dramatiques. Le triomphe de Keaton — et le triomphe de Buster acteur et héros —, c'est aussi celui du 7e art, du 5e, comme on disait encore à l'époque.

L'univers keatonien est naturellement envahi par les calamités : tornades, femmes en folie, guerre civile..., dont est victime l'innocent. Mais dans quel monde l'innocent n'est-il pas d'abord la victime — sinon, pourquoi serait-il innocent ? Pourtant, dans sa progression vers une victoire méritée, Buster déploie toutes les ressources d'une volonté tenace. Du moins à partir du moment où il entrevoit enfin l'issue désirable. Le but entrevu, débarrassé des trompe-l'œil capables d'égarer le héros, celui-ci met alors en jeu une énergie exemplaire. La fin justifie les moyens par un optimisme réconfortant. L'animal doué de raison a trouvé sa voie, celle du struggle for life, étroite et âpre. Sa récompense est dans la beauté de l'action et dans la plénitude de la vie, qui, si elle n'a pas toujours débordé le cadre de l'œuvre, lui a conféré une place imprenable dans la seule immortalité que nous connaissions : la mémoire.

Films ▲

— COURTS MÉTRAGES 1917-1920 ;  : Roscoe Arbuckle, Fatty garçon boucher (The Butcher Boy, 1917) ; Fatty chez lui (The Rough House, id.) ; la Noce de Fatty (His Wedding Night, id.) ; Fatty Docteur (Oh, Doctor, id.) ; Fatty à la fête / Fatty à Coney Island (Coney Island, id.) ; Fatty m'assiste (A Country Hero, id.) ; Fatty bistro (Out West, 1918)  ; Fatty groom (The Bell Boy, id.) ; la Mission de Fatty (Moonshine, id.) ; Fatty à la clinique (Goodnight Nurse, id.) ; Fatty cuisinier (The Cook, id.) ; Fatty cabotin (Backstage, 1919) ; Fatty au village (The Hayseed, id.) ; Fatty et Malec mécanos / Garagistes d'occasion (The Garage, id.). —  1920-1923 ;  : B. Keaton et Eddie Cline, sauf exception, Malec champion de tir (The High Sign, 1920-21) ; la Maison démontable (One Week, 1920) ; Malec champion de golf (Convict 13, id.) ; l'Épouvantail (The Scarecrow, id.) ; Voisins-Voisines (Neighbors, 1921) ; Malec chez les fantômes (The Haunted House, id.) ; la Guigne de Malec (The Hard Luck, id.) ; l'Insaisissable (The Goat,  : M. St. Clair, id.) ; Frigo Fregoli (The Playhouse, id.) ; Frigo capitaine au long cours (The Boat, id.) ; Malec chez les Indiens (The Paleface, id.) ; Frigo déménageur (Cops, 1922) ; les Parents de ma femme (My Wife's Relations, id.) ; Malec forgeron (The Blacksmith,  : St. Clair, id.) ; Frigo esquimau (The Frozen North, id.) ; Grandeur et décadence (Day Dreams, id.) ; Frigo à l'Electric Hôtel (The Electric House, id.) ; Malec aéronaute (The Balloonatic, 1923) ; The Love Nest (id.). — 1934-1937 ;  : Charles Lamont sauf exceptions, Shériff malgré lui (The Gold Ghost, 1934) ; l'Horloger amoureux (Allez Oop, id.) ; Palooka From Paducah (1935) ; les Rivaux de la pompe (One-Run Elmer, id.) ; Romance dans le foin (Hayseed Romance, id.) ; Héros de la marine (Tars and Stripes, id.) ; The E Flat Man (id.) ; The Timid Young Man ( : Mack Sennett, id.) ; Trois Prétendants (Three on a Limb, 1936) ; Chef d'orchestre malgré lui (Grand Slam Opera, id.) ; l'As du feu (Blue Blazes,  : Raymond Kane, id.) ; le Chimiste (The Chemist,  : Al Christie, id.) ; le Magicien (Mixed Magic,  : Kane, id.) ; Candidat à la prison (Jail Bait, 1937) ; Ditto (id., id.) ; la Roulotte d'amour (Love Nest on Wheels, id.). — 1939-1941 ;  : Jules White sauf exceptions, Pest from the West ( : Del Lord, 1939) ; Mooching Through Georgia (id.) ; Nothing but Pleasure (1940) ; Pardon My Berth Marks (id.) ; The Taming of the Snood (id.) ; The Spook Speaks (id.) ; His Ex Marks the Spot (id.) ; So You Won't Squaw ( : D. Lord, 1941) ; General Nuisance (id.) ; She's Oil Mine (id.). — DIVERS, avec Keaton en vedette, la Fiesta de Santa Barbara (Lewis Lewyn, 1936) ; Un duel à mort (Pierre Bondy, FR, 1950) ; The Triumph of Lester Snapwill (James Cahoun, 1964) ; Film (id., Alan Schneider, CAN, 1965) ; l'Homme du rail (The Railroader, Gerald Potterton, CAN, id.) ; Buster Keaton Rides Again (John Spotton, CAN, id. ; REPORT. sur le film précédent, 60 min) ; The Scribe (John Sebert, CAN, 1966). — COURTS MÉTRAGES isolés,  : Keaton, Life in Sometown (1938) ; Hollywood Handicap (id). ; Streamlined Swing (id.) ; B. K. ne tient pas de rôle dans ces trois films. — LONGS MÉTRAGES, acteur, coproducteur et réalisateur, sauf mention : les Trois Âges (The Three Ages, CORÉ : E. Cline, 1923) ; les Lois de l'hospitalité (Our Hospitality, CORÉ : Jack Blystone, id.) ; Sherlock Junior Detective (Sherlock Jr., 1924) ; la Croisière du « Navigator » (The Navigator, CORÉ : D. Crisp, id.) ; les Fiancées en folie (Seven Chances, 1925) ; Ma vache et moi (Go West, id.) ; le Dernier Round (Battling Butler, 1926) ; le Mécano de la « General » (The General, CORÉ : C. Bruckman, id.) ; Sportif par amour (College,  : James W. Horne, 1927) ; Cadet d'eau douce (Steamboat Bill Jr.,  : Charles Reisner, 1928) ; l'Opérateur /  le Cameraman (The Cameraman,  : E. Sedgwick, id.) ; le Figurant (Spite Marriage,  : id., 1929) ; The Hollywood Revue of 1929 ( : Reisner, id.) ; le Metteur en scène (Free and Easy,  : Sedgwick, 1930) ; Buster s'en va-t-en guerre (Doughboys,  : id., id.) ; Parlor Bedroom and Bath ( : id., 1931) ; Buster se marie ( : C. Autant-Lara, US ; id., VF du précédent) ; The Passionate Plumber ( : Sedgwick, 1932) ; le Plombier amoureux ( : Autant-Lara, US ; id., VF du précédent) ; le Professeur (Speak Easily,  : Sedgwick, id.) ; le Roi de la bière (What ! No Beer ?,  : id., 1933) ; le Roi des Champs-Élysées ( : Max Nosseck, FR, 1935) ; Un baiser S. V. P. (An Old Spanish Custom / The Invaders,  : Adrian Brunel, GB, id.). — SECONDS RÔLES de 1932 à 1965, The Slippery Pearls ( : ?, 1932) ; Hollywood Cavalcade (I. Cummings et St Clair, 1939) ; The Villain Still Pursued Her (Cline, 1940) ; Li'l Abner (Albert S. Rogell, id.) ; Forever and a Day (film à sketches, 1943) ; San Diego I Love You (Reginald Le Borg, 1944) ; L'esprit fait du swing (That's the Spirit, Ch. Lamont, 1945) ; That Night with You (W. A. Seiter, id.) ; God's Country (Robert E. Tansey, 1946) ; Pan dans la Lune (El Moderno Barba Azul, Jaime Salvador, MEX, id.) ; The Lovable Cheat (R. Oswald, 1949) ; In the Good Old Summertime (R. Z. Leonard, id.) ; You're My Everything (W. Lang, id.) ; Boulevard du Crépuscule (B. Wilder, 1950) ; Limelight (Ch. Chaplin, GB, 1952) ; Pattes de velours (L'incantevole nemica, C. Gora, ITAL, 1953) ; le Tour du monde en quatre-vingts jours (Michael Anderson, 1956) ; les Aventuriers du fleuve (M. Curtiz, 1960) ; Un monde fou, fou, fou (S. Kramer, 1963) ; Pajama Party (D. Weis, 1964) ; Beach Blanket Bingo (W. Asher, 1965) ; How to Stuff a Wild Bikini (id., id.) ; Sergeant Deadhead (N. Taurog, id.) ; Due Marines e un Generale (Luigi Scattini, ITAL, 1966) ; le Forum en folie (R. Lester, 1966).