Dictionnaire du Cinéma 2001Éd. 2001
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DREYER (Carl Theodor) (suite)

Le Maître du logis remporta un éclatant succès en France. Dreyer fut invité à venir y travailler. Ainsi naquit l'un des films majeurs de l'histoire du cinéma. Couronnement des recherches de l'avant-garde française, soviétique (Koulechov, Eisenstein), allemande, la Passion de Jeanne d'Arc (1928) est une création d'architecte, aussi calculée qu'inspirée. Film muet « idéal », qui démontre selon la méthode d'un Vinci, d'un Mallarmé, d'un Valéry, que le cinéma est un art et que, art absolu, le muet parlait ; qui prouve de façon souveraine que l'art véritable naît toujours de contraintes surmontées : de ses limites, de ses « infirmités », il fait des moyens d'expression ; sur elles, il bâtit son langage. Prototype des héros, plus encore des héroïnes, de Dreyer, Jeanne y incarne l'innocence doublée d'une foi, en proie au pouvoir oppresseur, acculée à la résistance, à la rébellion passive. Plus clairement ici qu'ailleurs, la mise en scène de Dreyer — austère, ascétique, frémissante — est elle aussi de l'ordre de la contrainte (on a parlé d'une « esthétique, d'une liturgie de la torture »). L'abstraction la plus haute y surgit d'une mise à la question du concret le plus concret.

Le parlant venu, le cinéaste tourne Vampyr (1932). Le relief des sons, l'extrême rareté des paroles contribuent, avec une lumière onirique, d'entre deux mondes, et une envoûtante lenteur, à suggérer l'envers du réel, insolite, cauchemardesque et néanmoins banal. Car chez Dreyer le surnaturel ne s'ajoute pas au naturel, il en fait partie. Il faut lire, dans Vampyr, la métaphore laïcisée de ce qu'Ordet (1955) postulera sur un plan religieux : le monde, la vie en ce monde, habités par la mort, hantés par le mal, ne peuvent trouver sens et saveur que dans l'amour. Malheureusement, l'échec commercial de Vampyr rend difficile la carrière du cinéaste. Appelé en Grande-Bretagne par John Grierson, il ne parvient pas à s'intégrer à l'École documentariste. En 1934, c'est lui qui refuse de tourner dans l'Allemagne hitlérienne et antisémite une adaptation du Pan de Knut Hamsun. La même année, un projet de film (italien), à réaliser en Somalie, avorte. Dreyer rentre au Danemark, retourne au journalisme (rubrique des tribunaux) et se fait critique de cinéma. En 1943, il peut enfin se consacrer à Dies irae, qui est comme une synthèse exclusivement tragique de la Quatrième Alliance de Dame Marguerite et de la Passion de Jeanne d'Arc. Bien que situé dans un XVIIe siècle digne de Rembrandt, le procès de l'intolérance et de la barbarie doctrinaire y revêt sa pleine signification politique et sa dimension d'actualité au moment où le Danemark se voit occupé par l'armée nazie et où Dreyer se réfugie en Suède. En 1946, rentré d'exil, il crée une école documentariste soutenue par l'État danois. Il y dirige, entre 1946 et 1956, six courts métrages et collabore à cinq autres.

À partir de 1949, il s'attelle à un immense projet qui semblera devoir aboutir en 1968 : Jésus juif, film réaliste tant dans le caractère prosaïquement humain qu'il entend donner à l'histoire du Christ que dans l'analyse de son contexte politico-social : dans la Palestine occupée par Rome, Pilate est le « gauleiter » d'un empereur fou. Avec Ordet (1955), Dreyer réalise le seul de ses films qui exige un spectateur croyant. Encore n'interdit-il pas qu'on donne du miracle qui s'y accomplit une explication « scientifique ». Dans cet univers livide et funèbre où, bien réelle pourtant, la chaleur même est froide, l'accord profond avec la vie, la terre et la chair pour la première fois s'établit au plus près de la mort, au plus près du mal et du péché (d'orgueil, d'intolérance), au plus près de l'irrationnel. À côté de cette œuvre magistrale, Gertrude (1964) a pu paraître mineure et bien profane. Gertrude reste néanmoins un film religieux en ce sens que son héroïne, après avoir sacrifié sa vie à un idéal d'amour, une utopie, maintient la réalité, la positivité de cet idéal en dépit de ses échecs : la vérité demeure la vérité, qu'on l'ait atteinte ou non. Après Gertrude, Dreyer projetait une Médée et ce Jésus juif qui l'habitait. Mais, depuis des années déjà, l'un des plus grands cinéastes du monde en était réduit, pour vivre, à diriger un cinéma à Copenhague.

Films :

le Président (Praesidenten, 1920) ; la Quatrième Alliance de Dame Marguerite (Prästänkan, SUE, id.) ; Feuillets arrachés au Livre de Satan (Blade af Satans bog, 1921) ; Aimez-vous les uns les autres (Die Gezeichneten, ALL, 1922) ; Il était une fois (Der var engang, id.) ; Michaël (Mikaël, ALL, 1924) ; le Maître du logis (Du skal œre din hustru, 1925) ; la Fiancée de Glomdal (Glomdalsbruden, NORV, 1926) ; la Passion de Jeanne d'Arc (FR, 1928) ; Vampyr l'Étrange Voyage de David Gray (FR, 1932) ; Aide aux Mères (M'odrehjaelpen, CM, 1942) ; Jour de colère / Dies irae (Vredens dag, 1943) ; Deux Êtres (Två människor, SUE, 1945) ; l'Eau dans notre pays (Vandet på landet, CM, 1946) ; la Lutte contre le cancer (Kampen mod krœften, 1947) ; Vieilles Églises danoises (Landsbykirken, CM, id.) ; Ils attrapèrent le bac (De nåede fœrgen, CM, CO Jorgen Roos, 1948) ; Thorvaldsen (CM, 1949) ; le Pont de Storstrøem (Storstrøemsbroen, CM, 1950) ; Un château dans le château (Et slot i et slot, CM, 1954) ; Ordet (1955) ; Gertrude (Gertrud, 1964).

DREYFUSS (Richard)

acteur américain (New York, N. Y., 1947).

La révélation et le succès lui viennent d'American Graffiti, de George Lucas, en 1973. Mais il avait déjà une longue pratique du théâtre et de la TV, et il avait obtenu quelques petits rôles au cinéma. Véritable acteur de composition, capable d'incarner le spécialiste des requins des Dents de la mer (S. Spielberg, 1975), ou celui qui va voir, en revanche, quelle tête ont les extraterrestres (Rencontres du troisième type, id., 1977), ou encore le cinéaste alcoolique et déchu de Gros Plan (Inserts, John Byrum, 1976), il a été aussi détective privé dans The Big Fix (Jeremy Paul Kagan, 1978) et pianiste virtuose dans le Concours (The Competition, Joel Oliansky, 1980). Il interprète ensuite le Clochard de Beverly Hills (P. Mazursky, 1986), Étroite Surveillance (Stakeout, John Badham, 1987), les Filous (B. Levinson, id.), Cinglée (M. Ritt, id.), Moon Over Parador (Mazursky, 1988), Always (S. Spielberg, 1990), Rosenkrantz et Guilderstein sont morts (R. and D. Are Dead, Tom Stoppard, id.), Ce cher intrus (Once Around, Lasse Hellström, id.), Bons Baisers d'Hollywood (M. Nichols, 1991), What about Bob ? (Franck Oz, id.). Son nom reste attaché à quelques-uns des plus grands succès de ces dix dernières années, dont Adieu, je reste (H. Ross, 1978), qui lui vaut un Oscar. Il en obtient un second en 1995 pour Professeur Holland (Mr. Holland, Stephen Herek). Il dessine des silhouettes amusantes dans le Président et Miss Wade (R. Reiner, 1995) et dans Mad Dogs (id., Larry Bishop, 1997) mais fait une composition intense et sobre dans Dans l'ombre de Manhattan (S. Lumet, id.).