Dictionnaire du Cinéma 2001Éd. 2001
C

CARNÉ (Marcel) (suite)

Son univers est manichéen. Prévert lui a légué ses personnages-emblèmes, tout d'une pièce, définitifs, plus poétiques que psychologiques, personnages-poèmes qui sont chacun un film à soi tout seul. Les bons, les purs s'opposent aux malfaisants, aux nuisibles. Les méchants portent leur méchanceté jusqu'à se faire tuer par les innocents, afin de mieux les perdre. Bon ou mauvais diable, le destin est avec les salauds. Les bons, les pauvres perdent toujours, même si l'amour, qui est le plus haut degré de leur innocence et leur générosité, éblouit un moment le quotidien de leurs vies. Le couple est impossible ; l'homme perdu, la femme (« Femme-Fatalité »), sans l'avoir voulu, le perd. Malgré Prévert, Carné illustre une conception autopunitive de l'amour. Dix années durant, de 1936 à 1946, le réalisme poétique de Carné/Prévert soutient cette vision fraternelle, insurgée, protestataire, nihiliste, désespérée, qui est un parfait baromètre de l'époque. Elle trouve en Gabin son incarnation majeure. Le mythe de Jean Gabin était déjà en place, avec sa couleur morale, ses traits obligés, la rituelle scène de colère où le juste commet l'irréparable, la mort inadmissible au dénouement. Carné l'enrichit d'échos lyriques et de prolongements sociaux. Il en accuse la dignité, la crédibilité et, plus encore, la bouleversante simplicité. À travers lui s'achève le tableau de la décomposition morale de la France démocratique confrontée à une guerre inévitable.

Jenny est d'emblée une réussite que l'on peut préférer à Drôle de drame. L'univers du tamdem est en place avec déjà un destin qui se manifeste sous l'apparence d'un clochard, l'amour fou, la liberté des marginaux et, pour cette seule fois, le monde réel, le canal Saint-Martin, le Pont-Tournant, le vrai soleil des quais. Drôle de drame apporte un burlesque intellectuel situé dans un Londres de mémoire qui s'en réfère ironiquement au Griffith du Lys brisé et au Pabst de l'Opéra de quat'sous. Mal accueilli, le film prend une revanche définitive en 1951. Bien qu'édifié sur un scénario et des dialogues d'Henri Jeanson, Hôtel du Nord ne détonne nullement dans l'univers de Carné-Prévert, même si son réalisme noir doit plus à la littérature (Eugène Dabit) qu'à cette atmosphère picturale dont Quai des brumes enveloppe sa magie désespérée ; là, tous les horizons sont barrés, ceux de l'amour, ceux de l'art, ceux de la liberté. La règle des trois unités commande aussi au Jour se lève, sommet de l'œuvre du cinéaste. Carné part d'un fait divers — un homme a tué —, « le fouille et l'amplifie jusqu'à lui conférer une grandeur tragique » (ainsi Carné définissait-il en 1930 la démarche de Sternberg dans les Nuits de Chicago). Il porte à la perfection, deux ans avant Citizen Kane, un cinéma de la mémoire (chez Welles les personnages racontent, ici le héros se souvient), dans une structure dramatique éclatée qui réalise l'irrévocabilité du destin même, puisque les faits sont déjà accomplis, les dés sont déjà jetés. Après les Visiteurs du soir, qui fait exceptionnellement virer au blanc le noir habituel, et avant les Portes de la nuit, qui est comme un Quai des brumes mais présent politiquement dans son époque (d'où son insuccès), Carné tourne les Enfants du paradis. Le réalisme poétique opte pour le Paris de Louis-Philippe et de Balzac, s'y dévoile comme un néoromantisme dévoré d'énergies encore plus que de passions. Apothéose du spectacle, cinéma impur — à la fois théâtre et cinéma — qui, avec Henri V et Ivan le Terrible parus la même année, fait parler les théoriciens de « troisième voie », et qui en conduit d'autres à renoncer à la notion d'une spécificité du 7e art.

1947. La paix est revenue, une nouvelle époque commence. Le néoréalisme italien impose ses modèles. Le réalisme poétique n'est plus viable ; le personnage mythologique de Gabin est anachronique. Avec la Marie du port, Carné va s'en délivrer. Il se sépare de Prévert. Il prend le contre-pied de ses anciens thèmes. Il tourne dans une Normandie bien réelle. Finis le manichéisme, l'amour fou, le destin. Gabin propriétaire se range et épouse une jeune intéressée. À deux ou trois exceptions près — déjà la Marie du port marque un sérieux fléchissement —, Carné ne retrouvera plus les hauteurs passées. D'où l'inévitable question : que doit-il à Prévert ? Prévert existe sans Carné pourvu qu'un grand cinéaste (Renoir, Grémillon) lui prête de son réalisme. Il est plus fragile et parfois inconsistant avec des cinéastes fantaisistes : Pierre Prévert son frère, Richard Pottier, René Sti. S'il est si grand avec Carné, c'est donc que celui-ci lui a prêté main-forte : il a donné un corps à sa poésie. Leur séparation consacre la décadence (d'un point de vue strictement cinématographique) de l'un et de l'autre. « Carné encadrait bien le délire de Jacques. Leur œuvre est faite de leur perpétuel conflit. Carné est aussi froid que Jacques est délirant. Chacun apportait à l'autre ce qu'il n'avait pas. » (Raymond Bussières.) Sans Prévert, Carné va balancer entre réalisme et féerie sur une pente toujours descendante. Juliette ou la Clé des songes n'est pas sans prestige ; la première partie de l'Air de Paris reste convaincante. Avec les Tricheurs, qui obtinrent un énorme succès, Carné prétend pénétrer la jeunesse de 1958 et ses problèmes. Sa peinture, fabriquée et tout extérieure, manque de force autant que de vérité. Seule réussite dans cette carrière postprévertienne : Thérèse Raquin. Gageure risquée et gagnée, le réalisme poétique de la grande époque est intégré, investi, sans nul dommage pour l'authenticité, dans un contexte socio-historique réactualisé, Lyon remplaçant Paris.

Films :

Nogent, Eldorado du dimanche (1929) ; Jenny (1936) ; Drôle de drame (1937) ; Quai des brumes (1938) ; Hôtel du Nord (id.) ; Le jour se lève (1939) ; les Visiteurs du soir (1942) ; les Enfants du paradis (1945) ; les Portes de la nuit (1946) ; la Fleur de l'âge (1947, inachevé) ; la Marie du port (1950) ; Juliette ou la Clé des songes (1951) ; Thérèse Raquin (1953) ; l'Air de Paris (1954) ; le Pays d'où je viens (1956) ; les Tricheurs (1958) ; Terrain vague (1960) ; Du mouron pour les petits oiseaux (1963) ; Trois Chambres à Manhattan (1965) ; les Jeunes Loups (1967) ; les Assassins de l'ordre (1971) ; la Merveilleuse Visite (1974) ; la Bible (DOC TV, 1976).