Dictionnaire du Cinéma 2001Éd. 2001
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LANG (Fritz) (suite)

En France, Lang dirige un film, Liliom (1934), et gagne Hollywood. Ses premiers projets n'aboutissent pas. Sous contrat à la MGM, il reste quelque temps sans travailler avant de tourner Furie, qui l'impose en Amérique. Les années suivantes, il travaille pour différents studios (notamment la Fox). Conformément aux pratiques américaines, il ne cosigne pas les scénarios, ne coproduit que rarement les films, n'a pas droit au montage final. Mais, dans la pratique, il travaille aux scénarios et s'arrange le plus souvent pour rendre impossibles des coupes trop mutilantes. Il rencontre néanmoins des difficultés malgré la réussite de Furie (1936) et de J'ai le droit de vivre (1937). Au cours des années 40 et 50, il réalise certaines œuvres majeures comme Chasse à l'homme (1941), Les bourreaux meurent aussi (1943), la Femme au portrait (1944), la Rue rouge (1945), l'Ange des maudits (1952) et Règlement de comptes (1953). Son individualisme apprend à ruser avec la machine hollywoodienne : arrivé toujours le premier sur le plateau, il règle les éclairages avant les techniciens et multiplie les croquis de « mise en place ». Ses derniers films américains témoignent d'une maîtrise croissante mais vont à contre-courant des tendances nouvelles. En 1956, Lang reçoit des propositions allemandes et il rentre en Europe. Il dirige en Inde une coproduction inspirée d'un de ses scénarios de jeunesse écrit pour Joe May en 1921 avec sa femme Thea von Harbou et se bat contre les studios de la Bavaria comme il s'était battu contre ceux d'Hollywood pour maintenir ses conceptions. En 1960, il tourne son dernier film en Allemagne : une « suite » de Mabuse.

Alors que depuis longtemps la critique le considère comme « fini », de jeunes cinéphiles découvrent sa période américaine et l'acclament, la proclament égale à la période allemande. Jean-Luc Godard lui fait jouer son propre rôle dans le Mépris, et il est question qu'il tourne en France. Mais les projets envisagés n'aboutissent pas : Lang regagne Hollywood, apparaît dans divers festivals et se consacre à la supervision de sa biographie par Lotte Eisner, ouvrage qu'il ne verra pas paraître.

La césure de l'exil n'a pas peu contribué à occulter l'importance véritable de Fritz Lang. Au malentendu qui faisait de lui un des représentants de l'« expressionnisme », style reconnaissable, répertorié, n'exigeant pas une analyse poussée, succéda dans les années 50 une nostalgie factice pour son œuvre ancienne, au détriment de la nouvelle : on parla même de rupture, ou de déchéance. Ce qu'on peut dire de plus favorable à cette thèse, c'est que l'exil a privé Lang d'un travail en équipe facilitant d'un film à l'autre la même Stimmung, la même tonalité. Pourtant, que de différences déjà entre les narrations mélodramatiques du premier Mabuse et les géométries des Niebelungen ! Ce qui fait l'unité de la période allemande, c'est une volonté, subconsciente encore, qui vise à cette unité. Elle ne peut être dans les « sujets », elle n'est pas manifeste dans le traitement visuel (où prédominent des « effets » datés, où s'inscrivent des inégalités dues, entre autres causes, à des scénarios sommaires) : elle ne fait que se chercher, et à partir de M le Maudit se trouve dans la mise en scène.

Les thèmes favoris de Lang passent sans difficulté de la phase allemande à la phase américaine : obsession de la fatalité (de la fatalité criminelle plus que de la fatalité amoureuse) ; goût des sociétés secrètes, des complots, voire des sciences occultes ou des pratiques hypnotiques (en tant que matériau, non comme objet de foi) ; amour désormais sans ambages de la démocratie. Mais ils sont tous dominés par un problème évidemment lié au tréfonds psychanalytique du cinéaste : celui de la volonté de puissance. Force ambivalente, indispensable pour maîtriser le chaos de la vie, dangereuse pour autrui comme pour celui qui l'exerce. De cet exercice, l'art de la mise en scène apparaît comme la forme la plus cathartique : disons, en simplifiant, que Lang mettant en scène Mabuse (lui-même « metteur en scène ») refoule le Mabuse qu'il contient.

Le style visuel de Lang reflète dans son évolution cette mainmise progressive du créateur sur son œuvre. À partir de Furie, les éléments directement symboliques en disparaissent. Chaque film est un objet dont toutes les parties tendent à se correspondre. Séquence après séquence, plan après plan dans les meilleurs des cas, le travail du cinéaste communiquera le sentiment de l'inéluctable et la tension de la lutte de l'individu contre lui, par le décor, le cadrage, l'action des personnages ; les moindres détails matériels sont dès lors chargés d'une force métonymique singulière. Certains films ou fragments de films sont construits sur des figures : le cercle (Moonfleet) ; la pyramide, qui est aussi un labyrinthe (le diptyque hindou, et déjà Règlement de comptes) ; voire un labyrinthe à claires-voies comme la « ruche de verre » de la Cinquième Victime — « formes » qui appartenaient de fait à la période allemande de Lang. Avant tout dialogue, ce qui se voit est investi de la plus grande puissance, celle qui efface ses propres traces. Le fameux « retournement langien », par lequel une situation tourne à l'inverse du désir ou du geste qui l'a provoquée, sans tricherie et sans cesser d'être logique, réintroduit le hasard ou relance l'action, mais la mise en scène en gomme de plus en plus l'arbitraire au profit d'une contemplation architecturale. La main de Lang figure en gros plan dans tous ses films : c'est la main du maître, qui nous guide à travers les « apparences » vers quelque chose qui touche à l'absolu. De là l'« arrogance » de Lang (que tempéraient dans la vie beaucoup de modestie et une certaine chaleur charmeuse) ; de là, surtout, le fait que ses derniers films sont, de l'aveu de deux générations de cinéastes, des « leçons » encore à suivre et, pour l'amateur, des œuvres à réétudier sans cesse.

Films ▲

— en Allemagne : le Métis (Halbblut, 1919) ; le Maître de l'amour (Der Herr der Liebe, id.) ; les Araignées (Die Spinnen, 1re partie : le Lac d'or [Der Goldene See], id.) ; Madame Butterfly Harakiri (id.) ; les Araignées (Die Spinnen, 2e partie : le Cargo d'esclaves [Das Brillantenschiff], 1920) ; Das Wandernde Bild (id.) ; Vier um die Frau (Kämpfende Herzen, id.) ; les Trois Lumières (Der müde Tod, 1921) ; le Docteur Mabuse (Dr. Mabuse der Spieler, en 2 épisodes : Der grosse Spieler ein Bild der Zeit et Inferno, ein Spiel von Menschen Unserer Zeit, 1922) ; les Nibelungen (Die Nibelungen, en 2 parties : la Mort de Siegfried [Siegfrieds Tod] et la Vengeance de Kriemhilde [Kriemhilds Rache] 1924) ; Metropolis (id., 1927 ; vers. remaniée et sonorisée en 1984 par Giorgio Moroder) ; les Espions (Spione, 1928) ; la Femme sur la Lune (Die Frau im Mond, 1929) ; M le Maudit (M, 1931) ; le Testament du docteur Mabuse (Das Testament des Dr. Mabuse, 1933) ; — en France : Liliom (id., 1934) ; — aux États-Unis : Furie (Fury, 1936) ; J'ai le droit de vivre (You Only Live Once, 1937) ; Casier judiciaire (You and Me, 1938) ; le Retour de Frank James (The Return of Frank James, 1940) ; les Pionniers de la Western Union (Western Union, 1941) ; Chasse à l'homme (Man Hunt, id.) ; Les bourreaux meurent aussi (Hangmen Also Die, 1943) ; Espions sur la Tamise (The Ministry of Fear, 1944) ; la Femme au portrait (The Woman in the Window, id.) ; la Rue rouge (Scarlet Street, 1945) ; Cape et Poignard (Cloak and Dagger, 1946) ; le Secret derrière la porte (The Secret Beyond the Door, 1948) ; House by the River, 1950 ; Guérillas (American Guerrilla in the Philippines, id.) ; l'Ange des maudits (Rancho Notorious, 1952) ; Le démon s'éveille la nuit (Clash by Night, id.) ; la Femme au gardénia (The Blue Gardenia, 1953) ; Règlement de comptes (The Big Heat, id.) ; Désirs Humains (Human Desire, 1954) ; les Contrebandiers de Moonfleet (Moonfleet, 1954) ; la Cinquième Victime (While the City Sleeps, 1956) ; l'Invraisemblable Vérité (Beyond a Reasonable Doubt, id.) ; — en Allemagne : le Tigre du Bengale (Der Tiger von Eschnapur, 1959) ; le Tombeau hindou (Das indische Grabmal, id.) ; le Diabolique Dr Mabuse (Die tausend Augen von Dr Mabuse, 1960).