Dictionnaire du Cinéma 2001Éd. 2001
V

VIDOR (King) (suite)

À l'origine de sa vocation et de son style, il place lui-même deux expériences déterminantes : celle de l'unanimisme militaire, la rectitude et la simplicité d'un immense défilé de troupes ; celle de l'harmonie contradictoire des jeux de plongeurs — « une musique ramenée au mouvement ». Son art fait la synthèse de ces deux inspirations. Épique, il célèbre l'aventure collective ; lyrique, il exalte l'énergie individuelle, reconnue ou contrariée par l'entreprise sociale. L'ensemble de son œuvre dessine la geste de l'homme libre, individualiste, mais, lorsqu'il le faut, solidaire, qui construit sa vie, son œuvre, sa nation. La morale de ses films tient en quelques préceptes : « La valeur de l'homme vient de ce qu'il porte en lui et non du monde extérieur », « Ma seule préoccupation : faire à tout instant face à toutes les situations de la vie », « C'est nous-mêmes qui faisons le monde. Nous le faisons bon ou mauvais mais nous le faisons ». Vidor s'est voulu le chantre de l'Amérique pour autant que l'Amérique idéale, celle des pionniers, est le lieu de l'épanouissement individuel ; le poète aussi de l'action, de la volonté de vaincre et du dépassement de soi. Quand la collectivité nationale n'a plus été capable d'assurer cet épanouissement et cette liberté à l'individu, Vidor en a dénoncé les carences. C'est en tant que cinéaste « social » qu'il s'impose aux écrans du monde avec la Grande Parade (1925) et la Foule (1928), films — le premier sur la guerre, le second sur le chômage — qu'anime un réalisme sans idéalisation. Vidor montre des antihéros, « hommes moyens » trop dominés pour pouvoir être héroïques et même pour mettre en cause, sérieusement, les fondements sociaux de l'ordre qui les écrase. (« Ils ont assez à faire pour se maintenir en vie », dit le cinéaste.) Dans ces deux œuvres, mieux encore que dans les autres, Vidor a su trouver un subtil et dérangeant équilibre entre postulats contraires : comique et pathétique, mélodrame et tragédie, sensualité naïve et érotisme, balourdise et intelligence, démesure et vraisemblance, conscience lucide et aliénation, et cela dans la forme toute simple du gag, sans cesser par conséquent de pratiquer un cinéma authentiquement populaire, ouvert aux plus larges audiences. Ce cinéma, Vidor le bâtit, originalement, sur ce qu'il nomme la « silent music ». Il décide de supprimer l'orchestre qui présidait tant au tournage des films, alors muets, qu'à leur projection en salle, et « d'orchestrer le film lui-même ». Il engage comme assistants réalisateurs des chefs d'orchestre et avec eux règle ses prises de vues sur un métronome, selon des tempos diversifiés. La cadence rend le son presque visible : « l'esprit est traduit en termes physiques ».

Il vient à Paris, en 1928, accompagné d'Eleanor Boardman, sa deuxième épouse, pour présenter la Foule. Il projette de travailler avec Scott Fitzgerald et André Chamson (les Hommes de la route). L'arrivée du parlant l'inquiète et l'excite. Il rentre à Hollywood et tourne son chef-d'œuvre, Hallelujah (1929). Entièrement interprété par des Noirs — leur ferveur religieuse passionne Vidor depuis l'enfance —, Hallelujah explore la dichotomie religion judéo-chrétienne/paganisme. Le son y exalte la plastique de l'image, y fait écouter le silence. Les Noirs, toutefois, ne sont jamais situés dans le monde des Blancs. Leur pauvreté et leur comportement paraissent découler de leur nature plutôt que des réalités objectives de la société américaine : l'esprit social des films de Vidor a ses limites. On le verra mieux avec Notre pain quotidien (1934), qui, s'il dénonce les abus des banques et l'égoïsme de la classe possédante, cultive un optimisme à la Frank Capra et un utopisme socialisant inspiré des « villages de coopération » de Robert Owen. La politique du New Deal encourage alors l'exode des citadins vers la campagne ; Vidor voit là comme l'annonce d'un retour au « mythe de la frontière ». Il l'orchestre en quelques grands mouvements dont la puissance et l'exaltation chorale rencontrent curieusement celles du cinéma soviétique. À cette époque, Vidor devient le conseiller technique de Pare Lorentz pour trois documentaires lyriques : The Plow That Broke the Plains (1936), The River (1937) et The Fight for Life (1940). En 1941, il se met à l'étude de la peinture. Il en a mesuré la nécessité en tournant le Grand Passage (1940), son premier film en Technicolor, western aux accents et à la violence souvent bibliques. Avec Romance américaine (1944), il fait sa deuxième expérience de la couleur. C'est aussi sa contribution, magistrale, à l'effort de guerre des États-Unis : fresque conquérante à la gloire de la patrie librement choisie, elle s'épanouit autour du thème de l'acier, acier du progrès qui doit devenir maintenant l'acier de la victoire dans l'« arsenal de la démocratie ». Plus « soviétique » que jamais par son amplification épique, cette geste évoque Dovjenko. Vidor rompt avec la MGM qui a raccourci le film. Conséquence lointaine de cette rupture : en 1953, Vidor devra renoncer à un projet de film en Cinérama, The Land. (En 1930, déjà, il avait tourné une version en 70 mm de Billy le Kid.)

Après Romance américaine, cruauté et violence s'exaspèrent dans les films de Vidor. Ses héros étaient les maillons de la société ; ils sont désormais contre celle-ci. L'individualisme était la valeur positive fondamentale ; il devient presque exclusivement négatif. Hypertrophié (« Je crée mes propres normes », proclame l'orgueilleux architecte du Rebelle), devenu égotiste, mégalomane, perverti de sado-masochisme, il détruit plus souvent qu'il ne construit. Dans la Furie du désir, l'inondation des terres gagnées sur la mer est l'exact renversement, l'épopée invertie, de l'irrigation des terres assoiffées de Notre pain quotidien (1934), comme si la situation nouvelle d'un après-guerre gros de conflits et de menaces d'extermination avait rendu caducs tous les mythes d'unité et d'harmonie. Les personnages, tout entiers à leur passion, vont jusqu'à l'extrême d'eux-mêmes. Dans Duel au soleil (1947), dans la Garce (1949), dans la Furie du désir (1952), leur démesure sauvage concilie paradoxalement la nudité de la tragédie antique avec les stridences d'un baroquisme flamboyant.