Dictionnaire du Cinéma 2001Éd. 2001
A

ARGENTINE. (suite)

L'avènement du parlant

tue la plupart des fragiles cinématographies latino-américaines. Pour l'Argentine, en revanche, cette révolution technique signifie le démarrage d'une forte expansion, disputant le marché de langue espagnole au concurrent américain. Ferreyra réalise le premier film parlant, Muñequitas porteñas (1931). Le succès de Tango (Luis Moglia Barth, 1933), un défilé d'orchestres et de chanteurs, désigne la voie suivie par les nouveaux producteurs et consolide la Argentina Sono Film que vient de fonder Angel Mentasti*. Los tres berretines (Enrique T. Susini, 1933) ouvre la production de sa rivale, la compagnie Lumiton, qui bâtit des studios selon le modèle hollywoodien. Entre 1932 et 1942, le nombre de longs métrages passe de 2 à 56, record jamais plus égalé. Lors de l'apogée de l'industrie argentine, quatre mille techniciens et comédiens s'affairent dans une trentaine de studios. La municipalité de Buenos Aires institue des prix à la qualité, premier signe d'un intérêt officiel. Le secret du succès semble être : tango et Libertad Lamarque*, principal atout d'un star-system florissant (Luis Sandrini, Tita Merello, Pepe Arias, Nini Marshall, Mirtha Legrand, Mecha Ortiz). La chanson de Buenos Aires connaissait son âge d'or ; Carlos Gardel* tourne à Joinville et à New York. Les orchestres typiques étaient déjà souvent le clou du spectacle cinématographique dans la capitale du Río de la Plata, lorsqu'ils accompagnaient les films muets. Au début du parlant, on se contente de relier des numéros musicaux entre eux (Ídolos de la radio, Eduardo Morera, 1934) et le public est tout heureux de retrouver ses idoles. Ensuite, Ferreyra s'inspire du tango pour porter sa mythologie populaire à l'écran. Les rapports entre musique et cinéma s'approfondissent. Les titres de films copient ceux des chansons, et vice versa. Les hommes passent d'un domaine à l'autre, sans solution de continuité, tel Manuel Romero* (Los muchachos de antes no usaban gomina, 1937 ; Tres anclados en Paris, 1938). Deux poètes du tango apportent leur contribution au cinéma : Homero Manzi* en tant que scénariste et Enrique Santos Discépolo en tant qu'interprète et réalisateur (plusieurs films). La radio et le théâtre fournissent le renfort dont a besoin une industrie prospère, qui suscite des imitations au Chili et ailleurs. Puis cette mythologie populaire se fige, et on s'oriente vers une sophistication censée gagner le public des classes moyennes. Francisco Mugica est le spécialiste des comédies à l'eau de rose (Margarita, Armando y su padre et Así es la vida, 1939), Luis Cesar Amadori* le principal artisan au service de Mentasti, et Luis Saslavsky* le calligraphe zélé d'un croissant artifice. Le bandonéoniste Lucas Demare* traite des épisodes de l'histoire nationale selon une épique westernienne (La guerra gaucha, 1942). Mais les deux réalisateurs les plus personnels et les plus doués de cette période sont Mario Soffici* (Prisioneros de la tierra, 1939), chantre d'une Argentine profonde en détresse, et Leopoldo Torres Ríos* (La vuelta al nido, 1938), tourné vers un réalisme urbain et se vantant à juste titre de n'avoir jamais filmé des « téléphones blancs ».

La prospérité ne dure guère plus d'une dizaine d'années, cependant. Après la Seconde Guerre mondiale, le Mexique supplante l'Argentine sur le marché hispano-américain. Le lent déclin est dû autant à la sclérose esthétique qu'à la fragilité économique. La volonté d'internationalisation du cinéma argentin accentue le mimétisme envers les modèles dominants : le parler populaire est abandonné au profit d'une langue neutre, sans les accents ni les expressions du Río de la Plata ; on adapte Ibsen, Tolstoï, Strindberg, plutôt que de s'inspirer des œuvres ou des réalités nationales. Le public se détourne de ces pâles copies. Or, toute la machinerie de production est dépendante des distributeurs et des circuits d'exploitation, liés traditionnellement aux cinémas étrangers. Les producteurs nationaux n'ont pas investi dans les mécanismes de commercialisation, restant en fin de compte à la merci des intermédiaires, contrairement à ce qui se passe au Mexique. Le gouvernement du général Perón, si fertile en interventions étatiques, démontre n'avoir pas de politique cinématographique d'ensemble. Les mesures adoptées (projection obligatoire de films nationaux à partir de 1944, limitation des importations de films étrangers, facilités de crédits souvent empreintes de favoritisme) s'avèrent des palliatifs qui maintiennent plus ou moins quantitativement la production, mais n'en freinent pas la chute qualitative.

Deux débutants se détachent alors : Hugo del Carril* et Leopoldo Torre Nilsson*. Après le renversement de Perón (1955), la chute de la production s'accentue. Le marasme est tel que plusieurs cinéastes continuent leur carrière en Espagne, voire à Hollywood, tel Hugo Fregonese*. De même que l'échec de la Vera Cruz au Brésil, la crise favorise certaines prises de conscience.

L'essor du nuevo cine argentin.

Une génération différente s'exprime d'abord au sein des ciné-clubs et des revues comme Gente de cine (1951) et Cuadernos de cine (1954). L'année 1956 voit naître une Association de cinéma expérimental, une Association de réalisateurs de courts métrages et l'Institut de cinéma de l'université du Litoral, de Santa Fé, sous la direction de Fernando Birri*. Une nouvelle loi du cinéma et la création de l'Institut national du cinéma (1957) relancent la production indépendante de courts et longs métrages, sous le gouvernement Frondizi. Le festival de Mar del Plata (1958) contribue à la diffusion internationale de ce qu'on appelle le nuevo cine argentin. Torre Nilsson en est une sorte de frère aîné. Fernando Ayala* appartient à sa génération. Parmi les jeunes cinéastes qui arrivent à vaincre les obstacles et à s'exprimer avec talent, on peut citer : l'ancien directeur de Cuadernos de cine, Simón Feldman (El negoción, 1959) ; l'intimiste David José Kohon (Prisioneros de una noche, 1960 ; Tres veces Ana, 1961) ; José Martinez Suarez, s'inspirant d'un roman de David Viñas (Dar la cara, 1962) ; Daniel Cherniasvsky, qui tourne un scénario de l'écrivain Augusto Roa Bastos* (El terrorista, 1962) ; l'ironique Rodolfo Kuhn* ; le très intellectuel Manuel Antín* ; l'inclassable René Mugica* et le comédien Lautaro Murua*, dont le passage à la mise en scène apporte la révélation la plus surprenante. Le nuevo cine marque aussi les débuts du chef opérateur Ricardo Aronovich*. Tantôt politique, tantôt psychologique (ou encore introspective), cette éclosion implique un renouvellement du regard des cinéastes argentins, une plongée dans les couches diverses de leur société.