Dictionnaire du Cinéma 2001Éd. 2001
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TURQUIE. (suite)

Cette décennie troublée voit également l'émergence des cinéastes femmes. Après la disparition de Bilge Olgaç (1940-1994), réalisatrice de la Chambre de mariage (Kaşık Düşmanı, 1984), qui a été l'une des pionnières, d'autres s'attaquent à des thèmes très variés avec une sensibilité féminine en éveil. À part Yesim Ustaoǧlu*, trois d'entre elles attirent l'attention. D'abord, Canan Gerede qui privilégie l'image de la femme rebelle, désespérée ou en lutte perpétuelle contre le machisme ambiant et le poids des traditions, signe trois films en pointant sa caméra dans trois milieux différents : Robert's Movie (id., 1991) est l'histoire d'une jeune chanteuse, femme moderne, mélancolique et lucide, qui rencontre un étranger, photographe de guerre désabusé ; l'amour, la jalousie et la violence machiste sont au centre de B.— l'Amour est plus froid que la mort (Aşk Ölümden Soǧuktur, 1995) dont le scénario est adapté d'un fait divers qui a pour décor les bars et la vie nocturne d'Istanbul ; enfin, de nouveau un fait divers, l'histoire d'une Islandaise qui tente de récupérer ses enfants « enlevés » par son mari turc qui rentre au pays après leur séparation, inspire le scénario de la Rupture (Split, 1999). Il nous faut citer ensuite Tomris Giritlioǧlu qui s'intéresse aux sujets socio-politiques de l'histoire récente du pays ; elle se fait remarquer avec son troisième long métrage, Pluie d'été (Yaz Yaǧmuru, 1994), avant de réaliser 80e pas (80. Adım, 1996) et les Diamants de Madame Salkim (Salkım Hanımın Taneleri, 1999). Enfin, notons le Temps de la lune (Ay Vakti, 1993), troisième film de Mahinur Ergun, une étude quasi sociologique sur l'affrontement entre les valeurs traditionnelles de la province et les aspirations d'un homme mûr qui a quitté la grande ville pour retrouver la sérénité sur sa terre natale.

Au cours de cette période de transition, certains réalisateurs qui se sont révélés dans les années 70 et 80, privilégient des sujets liés aux événements et aux déchirures socio-politiques du passé récent ; c'est le cas de Yusuf Kurçenli, réalisateur des Nuits de couvre-feu (Karartma Geceleri, 1990) et de la Désintégration (çözülmeler, 1994), ou de Yavuz Özkan qui a tourné avec une évidente fébrilité plusieurs films parmi lesquels on remarque Deux Femmes (Iki Kadın, 1992) et Une histoire d'automne (Bir Sonbahar Hikayesi, 1994). D'autres cinéastes élargissent l'éventail des thèmes traités. Atıf Yılmaz*, cinéaste atypique, qui est à lui seul, avec plus de cent films à son actif, une histoire vivante du cinéma turc, diversifie encore son registre. Ömer Kavur*, l'un des meilleurs auteur-réalisateurs du cinéma turc, signe son chef-d'œuvre avec le Visage secret (Gizli Yüz, 1991) ; il ne saura retrouver la même inspiration dans ses deux films suivants. C'est également le cas d'Erden Kıral*, qui, après avoir réalisé son meilleur film, l'Exil bleu (Mavi Sürgün, 1993), déçoit avec le Chasseur (Avcı, 1997) ; alors qu'Ali Özgentürk* réussit à renouer avec l'estime critique et le succès populaire en réalisant la Balalaïka (Balalayka, 2000), après deux tentatives infructueuses depuis le début de la décennie. Il faut également signaler les efforts infructueux de Tunç Başaran, vieux routier du cinéma de Yeşilçam qui avait su faire parler de lui avec Ne les laisse pas tirer sur le cerf-volant (Uçurtmayı Vurmasınlar, 1988). Un autre cinéaste de la même génération, Halit Refiǧ, l'un des chefs de file du mouvement du «  cinéma national  », restera silencieux, après être revenu sur le devant de la scène d'abord avec la Dame (Hanım, 1989) et le Quartier des femmes (Kadınlar Koǧuşu, 1989), adapté d'un roman de Kemal Tahir, écrivain idéologue célèbre des années 60, puis par une série télévisuelle, Ceux dont on parle (1995). Quant à Zeki Ökten* et à Şerif Gören*, le premier qui n'a réalisé qu'un court et un long métrage durant cette décennie, n'a pas réussi à se dégager de l'ombre de Yılmaz Güney* ; alors que le deuxième, plus prolifique dans les années 80, s'essouffle et ne tourne que pour la télévision depuis l'Américain (Amerikalı, 1993), sans jamais avoir atteint la qualité de Yol (id., 1982).

Dans un pays en permanence à la croisée des chemins, l'un des aspects positifs de la grave crise des années 90 a été de permettre aux jeunes cinéastes de s'affirmer et de chercher de nouvelles voies. Par ailleurs, lors de la seconde moitié de la décennie, l'apparition et le développement d'un « nouveau cinéma populaire » permit de renverser la tendance baissière de la fréquentation et d'augmenter de manière spectaculaire la part du marché des films nationaux, par exemple, jusqu'aux alentours de 30 % des quelques 21 millions d'entrées recensées en l'an 2000. Pourtant, la production nationale stagne au niveau de quelques dizaine de films par an, mais depuis 1998, les réalisateurs du pays tiennent le haut du box-office, devant même les poids lourds du cinéma américain. Les chiffres soulignent une multiplication par douze, en cinq ans, des spectateurs de films turcs, alors que durant cette même période, la fréquentation globale n'a fait que doubler. La seconde moitié des années 90 témoigne en effet d'un retournement de situation tant quantitatif que qualitatif. Le nombre d'écran a également doublé en cinq ans, notamment grâce aux multiplex. Quelques salles 'art et essai' subventionnées voient également le jour dans les grandes villes. Nourrie par les manifestations internationales de qualité qui s'étendent au delà des mégapoles, la cinéphilie se développe en faisant apparaître une nouvelle exigence de qualité, même si les films d'auteur ont du mal à élargir le périmètre de leur ghetto. Les thèmes sociaux et les sujets politiques trouvent ainsi leurs places dans le cinéma. La censure qui avait tant sévi durant quatre décennies, n'existe plus dans les faits, du moins dans sa forme directe et brutale.

La longue crise des années 80 aboutit ainsi à une mutation qui donne naissance à un cinéma d'auteur plus indépendant et inventif, tout en nourrissant un courant populaire de plus en plus médiocre mais commercialement efficace. La recherche d'un nouveau cinéma de qualité, menée essentiellement par de jeunes cinéastes mieux formés que leurs aînés, réussit à donner ses fruits malgré les difficultés financières persistantes, grâce, entre autre, à la coopération internationale. La Turquie devenu membre du Fond Eurimages du Conseil de l'Europe en 1990, bénéficie en effet de l'apport enrichissant et fructueux des coproductions européennes. Les plus ambitieux artisans de ce renouveau, décidés à assumer toutes les contradictions du pays s'ouvrent davantage aux influences et exigences artistiques du cinéma mondial sans y perdre leur âme. Quelques noms s'imposent autant par la singularité de leur propos que la maîtrise d'un langage cinématographique personnel : Zeki Demirkubuz*, Yeşim Ustaoǧlu*, et Nuri Bilge Ceylan* furent ainsi remarqués dès leurs premiers films, respectivement Bloc C (C Blok, 1993), la Trace (Iz, 1994) et le Bourg (Kasaba, 1997). Il faut ajouter à ces noms celui de Derviş Zaim qui vient de réaliser son second long métrage, les Eléphants et la pelouse (Filler ve çimen, 2000), une histoire politico-judiciaire basée sur des faits réels récents, après un premier film fort singulier : Saut périlleux dans un cercueil (Tabutta Rövaşata, 1996). Chacun à sa manière, ces jeunes cinéastes regardent vivre la Turquie contemporaine dans toutes ses contradictions, et traduisent avec sensibilité et justesse la complexité de la réalité qu'ils ont observée en toute lucidité. Un autre cinéaste révélé dans les années 90, Kutluǧ Ataman, sait jouer sur plusieurs registres. Il signe un premier long métrage fantasmagorique, Dans d'obscures eaux (Karanlık Sular, 1994), avant de réaliser un long documentaire. Son dernier film, Lola et Bilidikid (Lola ve Bilidikid, 1998), est une remarquable étude réaliste et courageuse, sur les errements des jeunes Turcs de Berlin, issus de l'immigration. Bariş Pirhasan, scénariste très apprécié dans les années 80, réalise un premier film prometteur, Une histoire sur les petits poissons (Küçük Balıklar Üzerine Bir Öykü, 1989), puis un excellent court métrage, Rose et Adam (Gül ile Adem, 1995) avant de rater son second film, Maître tue-moi (Usta Beni Öldürsene, 1997), mauvais exemple d'une coproduction européenne qui annihile toute émotion et toute spécificité culturelle au nom d'un prétendu langage cinématographique universel. Parmi d'autres noms qui émergent à la fin de ce siècle, se trouvent Serdar Akar, qui fait des débuts prometteurs avec A bord (Gemide, 1998) et Courtes passes sur un terrain exigu (Dar Alanda Kısa Paslaşmalar, 2000), et Semih Kaplanoǧlu, cinéaste de la même génération, qui marque, après un passage par la télévision et le cinéma publicitaire, un premier pas réussi avec Chacun chez soi (Herkes Kendi Evinde, 2001).