Dictionnaire du Cinéma 2001Éd. 2001
C

CRIMINEL (cinéma). (suite)

Ces caractéristiques peuvent aisément être étendues à des films noirs qui n'appartiennent pas au cycle du détective privé. C'est ainsi que la narration subjective est le mode qui introduit les récits de Preminger (Laura, 1944) et de Wilder : Assurance sur la mort (1944) ; le Poison (1945) ; Boulevard du Crépuscule (1950). C'est ainsi, d'autre part, qu'un enquêteur marginal peut être incarné par un assureur (Robinson dans Assurance sur la mort ; George O'Brien dans les Tueurs de Robert Siodmak, 1946) ou par un journaliste (Ray Milland dans la Grande Horloge de Farrow, 1948) ; on notera que, dans Citizen Kane (Welles, 1941), une séquence au moins, celle de l'interview de Susan Alexander, appartient au genre noir. Le caractère diffus du « mal » signifie que l'enquêteur est lui-même impliqué dans l'énigme qu'il doit résoudre, soit qu'il doive dissimuler dès le début sa propre qualité de principal suspect (la Grande Horloge), soit qu'il s'aperçoive qu'il est la victime désignée (Barbara Stanwyck dans Raccrochez, c'est une erreur de Litvak, 1948).

La culpabilité est, de même, diffuse : les « bons » recèlent une part d'ombre, mais inversement il est permis de s'identifier à des héros que la loi désigne conventionnellement comme des « méchants ». Dans le premier cas, un Américain bien tranquille est susceptible de se muer en criminel : citons Fred MacMurray dans Assurance sur la mort, Edward G. Robinson dans la Femme au portrait et la Rue rouge, tous deux de Lang. Dans le second, le spectateur partage le point de vue d'un citoyen ordinaire dont le passé refoulé fait retour : ainsi, dans la Griffe du passé (Out of the Past), titre significatif. Dans les deux cas, la notion de criminel professionnel, qui est à la base du film de gangsters, s'estompe.

Il est fréquent que le héros du film noir soit soumis, et succombe, à la tentation d'une femme fatale, beauté vénéneuse dont il faut citer quelques incarnations mémorables : Rita Hayworth dans la Dame de Shanghai (Welles, 1948) et, dans une moindre mesure (le rôle est plus sympathique), dans Gilda (Ch. Vidor, 1946) ; Ava Gardner dans les Tueurs ; Barbara Stanwyck dans Assurance sur la mort ; Lana Turner dans Le facteur sonne toujours deux fois (Tay Garnett, 1946) ; Gene Tierney dans Péché mortel (Stahl, 1945). Ce personnage féminin a peu en commun avec la « gangster's moll » des années 30. Celle-ci, dont le type reste Jean Harlow dans l'Ennemi public, avait, dans sa vulgarité, une sorte de santé, et son amoralisme n'était pas dépourvu de franchise. Sensuelle et hypocrite, la femme fatale est une « femme sans cœur » dont on peut faire remonter le type jusqu'à l'expressionnisme allemand (et plus précisément à Loulou de Pabst, 1928).

Parmi d'autres éléments, la figure de la femme fatale désigne donc dans le film noir la résurgence de motifs étrangers à Hollywood. Sur ce point encore, le film noir s'oppose au film de gangsters, si clairement nourri de la réalité socio-économique américaine. On a souvent remarqué que nombre de films noirs ont été signés par des réalisateurs d'origine européenne et notamment germanique (citons Lang, Siodmak, Brahm, Wilder, Preminger, Ulmer) et les auteurs eux-mêmes ont évoqué comme modèle le « réalisme poétique » français (La Chienne, la Bête humaine ou le Jour se lève feront l'objet de remakes « noirs » à Hollywood). Une photographie à dominante sombre et contrastée accentue le caractère nocturne de l'atmosphère, projette des hachures sur les visages, partage avec l'expressionnisme le goût d'un décor architectural qui écrase l'individu. Chez certains auteurs, et d'abord chez Lang, la dérivation n'est pas seulement décorative, la continuité d'un propos moral et même métaphysique est claire. Mais on observe, comme il est fréquent à Hollywood, qu'à partir d'éléments européens et américains le film noir a effectué une synthèse originale. Ainsi l'interprète idéal, par son masque inexpressif de la « banalité de la culpabilité », est-il le très Américain Dana Andrews, enquêteur épris de la victime supposée (Laura), journaliste traquant un criminel auquel la mise en scène l'identifie de manière répétée (la Cinquième Victime de Lang, 1956), vrai coupable posant au faux coupable, en un jeu de miroirs à l'ironie désabusée (Invraisemblable Vérité, également de Lang, id.).

Mais le film noir, dans ces œuvres tardives de Lang, s'est dépouillé de ses ornements expressionnistes, il s'est réduit à une sorte d'épure. Il en va différemment pendant les années 40, où le film noir au contraire, développant certains traits propres au film de gangsters, a multiplié les bizarreries et les exotismes.

Les gangsters des années 30 n'allaient pas sans quelque idiosyncrasie. On se souvient de George Raft faisant sauter une pièce de monnaie dans Scarface. Mais précisément Hawks lui avait prescrit ce jeu de scène (auquel il s'identifia sa carrière durant) pour lui conférer un trait distinctif alors que son visage était impassible, sa silhouette banale. Inversement, le Faucon maltais frappe par sa galerie de personnages fortement typés : Sydney Greenstreet, obèse excessivement urbain ; Peter Lorre efféminé et boudeur ; Elisha Cook Jr., avec ses grands yeux effarés. Le type du criminel obèse constitue l'apanage de certains comédiens anglais : Greenstreet le reprend dans le Masque de Dimitrios (J. Negulesco, 1944) et dans le Verdict (D. Siegel, 1946), thriller situé à Londres à la fin du siècle dernier. Une variante également victorienne en est fournie par Charles Laughton dans le Suspect (R. Siodmak, 1945) ; une variante moderne, par Francis L. Sullivan dans les Forbans de la nuit (J. Dassin, 1950).

Cette tendance sera suivie par Orson Welles dans la Soif du mal (1958) : les silhouettes violemment contrastées de Quinlan (Welles) et de son acolyte Menzies (Joseph Calleia) recréant en quelque sorte le tandem Greenstreet-Lorre du Faucon maltais ; Akim Tamiroff, perdant sa perruque, campe une autre figure à la fois grotesque et malfaisante, à laquelle Janet Leigh reproche en vain d'avoir vu trop de films de gangsters, et notamment Little Caesar.