Dictionnaire du Cinéma 2001Éd. 2001
E

ÉGYPTE. (suite)

Le parlant.

L'engouement du public incite les petits studios, du moins une majorité d'entre eux, à s'installer au Caire. L'influence occidentale y était nouvelle, née d'une fermentation intellectuelle hostile à tout ce qui était l'héritage poussiéreux et peu aimé des Turcs. La quête, dans le roman comme au théâtre, d'une identité égyptienne, n'exclut pas les recours à des modèles étrangers. Dans l'adaptation des comédies, des films à poursuite, le cinéma alexandrin apportait toujours une touche proprement locale et populaire, alors qu'il était dans les mains les plus cosmopolites. Au Caire, le cinéma va se développer pour répondre aux goûts de la bourgeoisie montante, qui aime Feydeau ou Noël Coward, et les adaptations (iqtibas) de grandes œuvres romanesques dont même de nos jours il ne se départira pas — Thaha Husayn, Dostoïevski, Nagib Maḥfuz*, Tennessee Williams... Parallèlement, le parlant ouvre au film une voie bien particulière, financée par des compagnies de disques puissantes, Odéon, ou Baïdaphone, qui voient dans le film un support idéal pour leurs chansons, leurs orchestres et leurs vedettes. On assiste même, un temps, à la vogue du « Western bédouin » où se distingue Mme Kuka (Rabiḥa, N. Musṭafa*, 1943).

Musique, chant et danse — la danse devient prépondérante à partir de 1940 — sont des éléments de la vie quotidienne, compensateurs d'interdits relatifs « aux parties de l'être que l'éthique laisse dans l'ombre. Ainsi dans l'immense domaine de la sexualité, de l'intériorité » (Jacques Berque). Le musical arabe, comme celui de l'Inde, ruse avec les lâches ressorts comiques ou dramatiques du scénario pour ne pas sacrifier son tempo, sa tendance au récitatif. Karim, qui tourne la Rose blanche en 1932 avec le chanteur Muḥammad Abd al-Wahhab, et plus tard Aḥmad Badrakhan*, qui dirigera notamment Umm Kulthum*, puis Fatin Abd al-Wahhab* ou Barakat*, dont les musicals connaissent un succès constant avec Layla Murad, Farid al-Aṭrash, Fayruz, donnent au genre ses lois et ses lettres de noblesse. Chahin* signera en 1965 le charmant Vendeur de bagues au Liban ; Husayn Kamal* Le monde est une fête en 1975, comédie dansée. Salaḥ Abu Sayf*, conscient de l'erreur qui fait trop souvent « plaquer » des chansons sur la trame dramatique, s'efforce de les intégrer, joue des pouvoirs expressifs de la danse pour dire ce que la parole ou le geste refusent, ce que la censure, toute-puissante, tatillonne, susceptible, codifie, efface, ou nie. Ainsi le parlant s'avère-t-il un révélateur de l'âme égyptienne et, démultipliant l'engouement pour le cinéma, lui assure-t-il des rentrées financières considérables. Dès le début des années 50, le développement de la radio reprend au film musique et chansons. Si le genre subsiste, il n'a plus alors une place prééminente et se recopie. La musique s'occidentalise, par influence, ou en cédant tout à fait à des compositions à la mode, utilisant la discographie américaine ou européenne notamment pour l'illustration de films dramatiques ou policiers.

Le réalisme.

Les années 30 ont développé un cinéma populaire auquel ont œuvré artisans, tâcherons ou cinéastes capables, tels Karim ou Bradakhan, de dépasser les lois des genres, ou, au long d'une production prolifique, de former des acteurs venus presque tous du théâtre - ce qui demeure l'apport d'un Niyazi Muṣṭafa*. Le nombre de films est encore peu élevé (7 en 1934-35 ; 12 en 1935-36 ; 17 en 1937-38 ; 9 en 1938-39) et ne fait un bond qu'à partir de la guerre. Le niveau technique et artistique laisse à désirer ; l'enseignement le plus sûr se fait à Rome, Paris, Berlin : le projet d'Institut du cinéma n'aboutira qu'en 1959. Les scénarios sont plus improvisés qu'élaborés : ce n'est qu'après le boom de la production au début des années 40 que cet élément du film est pris en compte. C'est, aussi, avec Kamal Salim*, Salaḥ Abu Sayf, l'irruption du réalisme dans un univers cinématographique aussi séparé de la vie quotidienne qu'ignorant des racines socioculturelles de l'Égypte. Après Zaynab (1930), le film n'a plus utilisé, surtout pour des mélos et des westerns « bédouins », le désert, les villages, que comme des décors de théâtre. Le tournage aux studios Miṣr, et la projection de la Volonté, dix ans plus tard, font scandale, parce qu'on voit des acteurs célèbres incarner les gens du peuple du Caire et Kamal Salim leur donner droit de cité... à l'écran. Avant le néoréalisme italien, ce dernier, Aḥmad Kamil Mursi* (l'Ouvrier, 1943), ou Kamal al-Tilmisani avec le Marché noir (al-Suq al-Sawda, 1945), Abu Sayf, enfin, ouvrent une voie étroite dans l'interdit des mœurs et du politique, de la satire et de la psychologie. Ils empruntent ses codes au mélodrame, genre auquel le public est accoutumé et réceptif. Les meilleurs acteurs apprennent le registre, pour eux aussi différent, de la vérité cinématographique : Fatma Rushdi, Hind Rustum, Amina Rizq*, Maryam Fakhr al-Din, Samia Gamil, parfois Magda*, surtout Fatin Hamama*, y donnent des interprétations souvent remarquables de la femme égyptienne, face à Husayn Sidqi, Imad Hamdi, Zaki Rustum. Leur carrière va se prolonger dans les années 60, mêlée à celle d'une autre génération, et à des acteurs tard venus au cinéma.

La révolution de 1952 apporte d'abord des idées neuves en gardant une censure classique. De fait, ni les autorités ni les producteurs n'encouragent un cinéma d'auteur libre, novateur et... critique. La montée au pouvoir de la petite bourgeoisie nassérienne ne favorise ni un changement de mœurs (statut de la femme), ni une ouverture sur les problèmes agraires (conditions de vie du paysan), ni la remise en cause des interdits extraordinairement pointilleux touchant à la sexualité, la misère et, naturellement, la religion. Il faut, cependant, mettre à l'actif du nouveau régime une volonté d'aide au cinéma dont la production atteint un plafond exceptionnel de 80 titres en 1953-54, et qui se traduit par la création d'un Organisme de consolidation (1957) et de l'Institut supérieur du cinéma (1959). L'État accorde des garanties bancaires aux scénarios acceptés par une commission, nationalise partiellement production et distribution, et adopte, vis-à-vis du « secteur privé », une attitude coopérative. L'Organisme général du cinéma est fondé en 1961 pour promouvoir cette politique de production d'un « secteur d'État ». On lui doit, d'emblée, des œuvres aussi disparates (pourquoi pas ?) que le Péché, de Barakat, l'Impossible, de Husayn Kamal, une comédie comme Ma femme est PDG de Fatin Abd al-Wahhab* ou — régime oblige — la Révolution du Yémen de Aṭif Salim*.