Dictionnaire du Cinéma 2001Éd. 2001
C

CAPRA (Frank) (suite)

Capra cherche alors sa voie. (Ladies of Leisure lorgne du côté de Borzage, The Bitter Tea... du côté de Sternberg, Flight et Dirigible du côté de Hawks.) Ses types sociaux sont encore issus de la ville, à commencer par les journalistes (The Power of the Press, la Blonde platine, New York-Miami), dont la mobilité et l'arrivisme manifestent toutes les contradictions du système. Mais ce sont de faux cyniques qui ont appris à dissimuler leur innocence ou leur générosité pour mieux survivre. Déjà Rain or Shine et American Madness en appellent aux ressources du pays profond. Dans le premier, les aléas d'un cirque itinérant illustrent les déboires de la Dépression, Capra se peignant lui-même sous les traits de Joe Cook, arnaqueur au bagou intarissable, entrepreneur avisé sous ses dehors irresponsables, artiste tyrannique et sentimental qui n'aime rien tant que plier la réalité à son désir. Dans le second est exaltée la figure d'un Lincoln de la finance, d'un philanthrope qui gère son établissement bancaire avec la haute conscience civique dont sont dépourvus les trusts géants acharnés à sa perte. Ces films annoncent les chefs-d'œuvre populistes à venir, de même que la Blonde platine et Broadway Bill esquissent, respectivement, les thèmes développés en majeur dans l'Extravagant M. Deeds (la transposition du conte de Cendrillon) et Vous ne l'emporterez pas avec vous (la conversion d'un tycoon à un art de vivre excentrique). Il faut classer un peu à part l'admirable parabole de The Bitter Tea..., qui voit une missionnaire découvrir la relativité de la morale chrétienne dans les bras d'un seigneur de la guerre chinois aussi cruel que raffiné, mais les recherches plastiques de Capra y anticipent la vision utopique de Shangri-La dans les Horizons perdus.

« C'est alors que je jetai sur la vie un regard plus dur, en prenant le point de vue de tous les Smith et les Jones opprimés. » Investi de cette mission, dans laquelle il s'engage totalement, Capra nous livre, entre 1936 et 1941, ses titres les plus célèbres. Au dirigisme de l'administration rooseveltienne et au totalitarisme qui se répand en Europe, il oppose une philosophie optimiste et volontariste dont ses scénaristes (Robert Riskin ou Sidney Buchman) trouvent l'inspiration dans la littérature et la mythologie populistes. Esprit d'enfance, amour de la nature, sentimentalité romantique, moralisme un peu désuet, marottes innocentes et typiquement américaines (du base-ball au boy-scoutisme), attachement à la petite entreprise privée, enracinement dans la communauté, telles sont quelques-unes des vertus chantées par Capra chez Mr. Deeds, Mr. Smith ou John Doe, individualistes confrontés aux forces de l'Appareil (politique ou financier), candides en butte aux machinations des réalistes, des snobs, des intellectuels, voire aux trahisons de l'âme-sœur. « Le rêve américain, nous dit alors Capra, ce n'est pas l'argent, mais le bonheur et la liberté. » Et le seul isme qui trouve grâce à ses yeux, dans Vous ne l'emporterez pas avec vous, est l'américanisme, ce culte de l'ambition personnelle que tempèrent les relations de bon voisinage, cette foi en un destin providentiel de la nation qui conduit ses héros en pèlerinage devant les memorials des pères fondateurs à Washington, quand ce n'est jusqu'au paradis de Shangri-La, lieu où les hommes ignorent la lutte pour le pouvoir, la richesse ou le succès.

« Ils ne nous laisseront plus que Shangri-La ! » s'écrie Capra dans Prélude à la guerre (1942), le premier volet de la série Pourquoi nous combattons, prodigieuse synthèse historique qui remonte à l'aube de l'humanité pour retracer le cheminement de l'idée de liberté et célébrer l'idéal démocratique des Alliés face aux ténèbres du monde asservi par les dictatures. Assurant la direction des services cinématographiques de l'armée, il contribue à l'effort de guerre en réalisant ou supervisant toute la série, puis en participant à Tunisian Victory, une coproduction anglo-américaine sur la campagne d'Afrique du Nord, et en produisant, outre de nombreux documentaires et films d'entraînement, The Negro Soldier (1944), le « Pourquoi nous combattons » de la minorité noire.

De retour à Hollywood en 1946, il fonde, avec Georges Stevens et William Wyler, une compagnie indépendante, la Liberty Films (du nom de la cloche de la guerre d'Indépendance, qui battait à toute volée sur les génériques de Pourquoi nous combattons). Deux belles réussites suivent aussitôt : La vie est belle, fable sociale à la limite du fantastique, et l'Enjeu, exposé quasi didactique sur les mœurs politiques du temps. Capra y reprend la plupart de ses motifs d'avant-guerre, mais, comme dans l'Homme de la rue déjà, l'alacrité cède la place à l'amertume de qui se sait en porte à faux avec son époque et ne reconnaît plus le pays qu'il a tant voulu aimer. Le bon samaritain de La vie est belle passe pour un dangereux rêveur parce qu'il a sacrifié son existence à une mutuelle qui contribue au financement de logements sociaux ; le postulant à la présidence de l'Enjeu devient un imposteur en se prêtant aux compromis exigés par les « vautours de la politique ». Le bel idéalisme d'antan n'a plus cours ; le héros, désormais solitaire, est voué à un baroud d'honneur désespéré pour retrouver sa dignité ; l'Amérique de la guerre froide est la proie des diviseurs, de tous ceux qui mettent les profits au-dessus des principes...

Liberty Films ne survit pas à l'échec commercial de ses productions. Capra, qui a perdu la faveur du public, accepte, désillusionné, un contrat à la Paramount, mais la plupart de ses projets restent sans suite. Après deux comédies interprétées par Bing Crosby (dont un remake de Broadway Bill), il doit, à son tour, s'avouer battu par le Système. Il se tourne vers la télévision, pour laquelle il conçoit quatre documentaires scientifiques entre 1952 et 1957. Il réalise ses deux derniers films sous la férule, respectivement, de Frank Sinatra et Glenn Ford. Profondément insatisfait parce qu'il s'est senti dépossédé par ses stars du contrôle artistique, il décide de mettre lui-même un terme à sa carrière. Il nous a donné, en 1971, avec Frank Capra : the Name Above the Title (en trad. franç. Hollywood Story), une autobiographie passionnée, que John Ford a pu saluer comme « le seul bilan définitif qu'il ait jamais lu sur Hollywood ».