Dictionnaire du Cinéma 2001Éd. 2001
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DÉCOR DE FILM. (suite)

Il n'y a pas, en fait, d'évolution du décor du film autre que technique (à contraintes nouvelles matériaux nouveaux). Le bois, la toile, le plâtre armé de fibres (staff), un isolant comme le Cellotex sont toujours employés, mais les matériaux plastiques (polystyrène, polyester et dérivés) ont apporté une souplesse, une rapidité de réalisation alliées à la légèreté et à la solidité pour les structures et les moulages. Les maquettes de navires, de villes, d'engins spatiaux, ou les créatures qui hantent la science-fiction en ont bénéficié. Le faux plus vrai que le vrai demeure la loi fondamentale : si les scènes éclairées à la chandelle de Barry Lyndon (S. Kubrick, 1975) paraissent naturelles, elles ne le sont pas plus que les tableaux de Georges de La Tour dont elles retrouvent les tonalités, mais le trucage est dans la prise de vues. Si les années 20, déjà, ne sont pas exemptes de réalisme au niveau des intentions, les moyens ne suffisent pas encore à donner le change. Sauf à suivre la voie ruineuse de Cabiria (G. Pastrone, 1914), dont les constructions dues à Inocenti ont impressionné Griffith : la « reconstitution » de Babylone par ses décorateurs, Ellis Wales et Frank Wortman, reste un exemple on ne peut plus fameux du gigantisme luxueux de certaines superproductions, où l'imagination supplée volontiers à la difficile exactitude. L'art naît à partir de l'interprétation de la réalité, sinon de son invention — jamais de la stricte reproduction du réel. Quand Alexandre Trauner reconstitue en studio le canal Saint-Martin, il « met en scène » tous les éléments du réel dans un espace qui n'est « fidèle » à la réalité que parce qu'il permet de l'interpréter, de l'incorporer, au même niveau que le dialogue ou la lumière, dans un tout indissociable qui est le film (Hôtel du Nord, M. Carné, 1938). Trauner, comme Meerson, ou Léon Barsaq, ou Vincent Korda, ou des cinéastes tels que Kubrick et Visconti travaillent d'abord sur une immense documentation qu'ils sélectionnent peu à peu. Mais cette sélection n'est en rien réductrice ; elle inspire au contraire le choix des lieux, des aménagements et des accessoires. Le motif n'est choisi que pour être réinventé.

Les erreurs de style, de goût, d'unité, de couleur locale, voire de bon sens, n'ont pourtant pas épargné les productions, et souvent les plus dispendieuses. Aux étranges reconstitutions des conseillers artistiques des studios, un Sternberg préfère sa libre interprétation du délire baroque du tsar dément del'Impératrice rouge (1934), et son équipe s'inspire de ses directives. Le décorateur Hans Dreier, qui travaillera avec De Mille, avait déjà élaboré pour Sternberg les cadres bien différents des Damnés de l'Océan, de Morocco et de Shanghai Express, où la ville chinoise paraît merveilleusement réelle. Deux lignes de force, non pas de l'histoire, mais de l'éthique du décor sont ici successivement évidentes : la reconstitution, et la traduction. Les frontières n'en sont pas absolues : elles subissent l'osmose insidieuse qu'impose à la représentation du réel toute création. Dans Folies de femmes (1922), l'extraordinaire décor de Stroheim et Richard Day se veut la fidèle reproduction de Monte-Carlo et passe pour tel ; mais Lazare Meerson, imaginant une ville flamande du XVIe siècle (la Kermesse héroïque, J. Feyder), fait preuve d'une autre fidélité : à l'esprit d'une époque, à la tradition visuelle que nous en avons — comme à « l'air du temps » que Jean d'Eaubonne restitue pour Max Ophuls dans Lola Montès (1955). On connaît le refus de Welles du recours aux transparences, au profit du champ réel, et des fameux décors plafonnés de Citizen Kane et de la Splendeur des Amberson.

Lorsque S. M. Eisenstein veut réaliser le Cuirassé Potemkine (1925), le navire n'existe plus, et il ne subsiste de son sister-ship, Dvinatset Apostole (le Douze Apôtres), que la carcasse : le décorateur Vassil Rakhals fait alors reconstruire les superstructures du navire, en bois, d'après les archives de la marine. Le film devait à Eisenstein une particularité : chaque image du drapeau rouge était coloriée à la main sur les copies... Ce procédé d'exaltation symbolique d'un accessoire avait été sans doute inventé par Stroheim (l'or dans les Rapaces) deux ans plus tôt ; on le retrouvera par exemple avec la fleur rouge d'hibiscus dans le Testament d'Orphée (J. Cocteau, 1960).

En pratique, l'utilisation de procédés techniques ( DUNNING, SHUFTAN, TRANSPARENCE, TRUCAGE) permet d'obtenir une illusion parfaite, à partir de maquettes ou de préfilmage, d'éléments photographiques rapportés (arrière-plan, perspective, plafond, etc.). Pour les Révoltés du Bounty (F. Lloyd, 1935), la mer et le pont du navire furent filmés séparément. Si les maquettes de la Guerre de l'opium sont une représentation naïve de l'escadre anglaise, du moins sont-elles en accord avec le style délicieusement obsolète du film de Zheng Junli et Cen Fao (1959), alors que l'exactitude de l'attaque sur Pearl Harbour dans Tora ! Tora ! Tora ! est hallucinante (R. Fleischer, 1970). Le décor joue en fait sur deux niveaux de représentation différents : réalisme ou stylisation.

Stylisation et symbolisme.

Au début fut la stylisation : graphisme et aplats nés de la toile peinte foraine et annonçant la bande dessinée ; c'était le monde lunaire ou subaquatique de Méliès (on y revient toujours). Il s'agit d'un décor naïf, comme est naïve une peinture qui naît à la même époque et que l'on va nommer ainsi. L'enchantement n'en est pas oublié. Le dessin animé en émane d'une certaine manière : simplification ou déformation humoristique des formes, absence de profondeur de champ, arbitraire des couleurs... L'irréalisme poétique se confond ici avec celui des genres ; on le retrouvera d'ailleurs souvent dans des courts métrages, voire dans l'amusant Aventures fantastiques de Zeman (1958), qui se déroule dans l'univers gravé des illustrateurs de Jules Verne, ou dans le Sous-Marin jaune des Beatles (1968).

L'erreur de l'expressionnisme avait été, à partir d'expériences scéniques, d'accorder au décor une quasi-prééminence au détriment évident de l'équilibre du film. Le Cabinet du Dr Caligari (R. Wiene, 1919), où les perspectives et les formes torturées des décorateurs expriment un symbolisme criard, qu'accusait leur stylisation, ouvrit une brève période qui demeure, dans l'histoire du cinéma, un point de curiosité et un exemple de confusion créatrice. Le véritable expressionnisme aura été celui de Nosferatu le vampire (F. W. Murnau, 1922) ou de M le Maudit (F. Lang, 1931), grâce à des décors souvent naturels et aux éclairages. Le film noir s'en souviendra et y puisera ses effets les plus saisissants. Autrement dit, le décor ne doit pas imposer son style mais servir l'unité de l'œuvre. Lorsque la stylisation est extrême, elle s'inscrit dans un récit visuel qu'elle accompagne en harmonie : c'est ce que tentent Wakhévitch et Trauner dans les Visiteurs du soir (Carné, 1942), ou Jean-Pierre Kohut-Svelko pour Perceval le Gallois (É. Rohmer, 1979). Dans la Vengeance d'un acteur (K. Ichikawa, 1963), il arrivait que les mouvements et la lumière fussent littéralement calligraphiés. De tels exemples démontrent qu'ils ne peuvent être qu'exceptionnels, parce qu'ils se réfèrent au plus haut niveau à un art autre que le cinéma, et que la sorte d'hommage qu'ils lui rendent — comme aux enluminures le Henry V de Laurence Olivier (1944) — ne créent pas un style, mais jouent le jeu, dangereux et séduisant, d'œuvres rares selon les deux acceptions du terme.