Dictionnaire du Cinéma 2001Éd. 2001
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EISENSTEIN (Serguei Mikhaïlovitch [Sergej Mikajlovič Ejzenštejn]) (suite)

En visite à Moscou, en 1926, Douglas Fairbanks et Mary Pickford avaient promis à Eisenstein de le faire venir à Hollywood afin qu'il tourne pour les Artistes associés. En 1928, Joseph Schenk, président de l'United Artists, invite effectivement le cinéaste, qui, le 19 août 1929, se met en route, accompagné de son opérateur Edouard Tissé et de son assistant Grigori Alexandrov. Mais, moins d'un mois plus tard, Schenk annule sa proposition. Le trio s'affaire en Europe, en quête d'un travail dans le cinéma devenu parlant. En Suisse, au Congrès du cinéma indépendant, il tourne Tempête sur la Sarraz, à Paris Romance sentimentale, étude poético-musicale de contrepoint audiovisuel. Eisenstein donne des conférences à Londres, à Berlin, à Paris. Enfin (avril 1930), il signe un contrat avec la Paramount. Tous les scénarios qu'il élabore à Hollywood sont rejetés. En octobre, la Paramount résilie leur contrat. Une violente campagne anticommuniste se développe. Le département d'État refuse de prolonger le permis de séjour du trio. L'écrivain socialiste Upton Sinclair offre une solution : il crée une maison de production qui permettra au cinéaste de réaliser un film au Mexique. Commence l'aventure — exaltante puis catastrophique — de Que viva Mexico ! Eisenstein travaille dans une ferveur renouvelée. Il tient l'œuvre la plus intime de sa vie. Il s'abandonne à l'enthousiasme de la création. Mais, affolé par les dépassements de temps, de métrage et d'argent, Upton Sinclair met brutalement fin au tournage à la mi-janvier 1932. Les négatifs ne parviendront à Moscou qu'en 1973 ! De cette « cathédrale engloutie » nous ne pouvons voir aujourd'hui que des fragments ou des bout-à-bout, images souvent sublimes auxquelles l'essentiel toujours manquera : le montage qui les eût organisées en poème et en discours politiques. Eisenstein se relève mal de cette épreuve. Il réintègre difficilement un cinéma qui, en son absence, s'est modifié. Plusieurs projets qui lui tiennent à cœur (M. M. M. — Maxime Maximovitch Maximov —, burlesque satirique dirigé contre l'Intourist ; Black Majesty sur Henri-Christophe, libérateur de Haïti qui finit en tyran ; la Condition humaine d'après [et avec] André Malraux) sont rejetés. Nouvel échec grave : le Pré de Béjine, qu'il commence en 1935, est interrompu en 1936, aussitôt repris sous une nouvelle forme mais définitivement suspendu en mars 1937. Quelques centaines de photogrammes subsistent. Eisenstein « se range ». Il veut à tout prix retrouver sa place dans le cinéma soviétique. Épopée nationale conforme aux credo du « réalisme socialiste », Alexandre Nevski lui apporte cette revanche. Eisenstein n'y perd pas son âme ; il y poursuit ses expérimentations, certaines dissimulées, d'autres au grand jour (le montage polyphonique ou vertical). Redevenu le « numéro un  », il peut entreprendre l'énorme et puissante fresque d'Ivan le Terrible, qui doit comprendre trois époques (1942-1946). La condamnation par le parti du deuxième volet (il ne sera montré publiquement qu'en 1958), bientôt suivie de la mort du cinéaste (1948) ne font pas, paradoxalement, d'Ivan le Terrible une œuvre tronquée. Tout au contraire : l'Histoire lui a conféré son unité. Au long du film, Eisenstein évolue en même temps que son héros. Il compose autour d'Ivan et sa mystique de la monarchie un cérémonial de grandeur et de noblesse mais bientôt il s'y trouve piégé avec son héros. Le culte de la personnalité auquel il a forgé ses plus hautes lettres de noblesse est intenable. Il le montre.

Avec seulement huit films, mais aussi les milliers de pages qui rapportent son enseignement au VGIK, avec d'autres milliers de pages qui développent une réflexion théorique ininterrompue depuis les années 20 sur l'esthétique cinématographique, Eisenstein a conquis et conserve une place centrale dans le cinéma universel.

Films  :

Journal de Gloumov (Dnevnik Glumova, une bobine de 120 m insérée dans le spectacle théâtral le Sage [Mudrec], 1923) ; la Grève (Stačka, 1925) ; le Cuirassé « Potemkine » (Bronenosec Potemkin, id.) ; Octobre (Oktjabr ’, 1927) ; la Ligne générale (General'naja Linija, achevé sous le titre l'Ancien et le Nouveau [Staroe i novoe], 1929) ; Tempête sur la Sarraz (1929), divertissement burlesque tourné en Suisse, inachevé et perdu ; Romance sentimentale (1930), court métrage musical réalisé en France par G. Aleksandrov et E. Tissé, signé par Eisenstein ; Que viva Mexico ! (MEX, 1931, inachevé — les négatifs vendus à la MGM furent utilisés dans le film Viva Villa. Par ailleurs, plusieurs montages différents furent commercialisés comme Tonnerre sur le Mexique et Kermesse funèbre [tous deux de 1933] — Marie Seton en 1939 réalisa un nouveau montage sonorisé : Time in the Sun. Jay Leyda en 1954 utilisa les rushes du film dans l'ordre où ils furent enregistrés par Tissé [Eisenstein's Mexican Project]. Enfin, en 1979, Aleksandrov donna au film une version dite « intégrale ») ; le Pré de Béjine (Bežin lug, 1935-1937), inachevé et détruit ; Alexandre Nevski (Aleksandr Nevskij, 1938) ; le Canal de Fergana (Bolšoj Ferganskij Kanal, CM-DOC, 1939) ; Ivan le Terrible, première partie (Ivan Groznyj, 1942-1944) ; Ivan le Terrible, deuxième partie (1945-1946), interdite jusqu'en 1958.

EISLER (Johannes, dit Hanns)

compositeur allemand (Leipzig 1898 - Berlin 1962).

Ancien élève de Schönberg, il collabore aux expériences de cinéastes d'avant-garde (Opus III de Walther Ruttmann, 1924) et aux pièces didactiques de Brecht. Il compose la musique du film pacifiste No Man's Land (V. Trivas, 1931) et du film de Dudow [et Brecht] Kühle Wampe (1933). Il quitte alors l'Allemagne et travaille dans plusieurs pays européens ; il écrit la musique du Grand Jeu (J. Feyder, 1934), adapte pour l'écran un opéra de Leoncavallo (Pagliacci, tourné à Londres par Karl Grüne en 1936) et collabore à plusieurs films de Joris Ivens : Komsomol, Nouvelle Terre, les 400 Millions. Réfugié aux États-Unis, il enseigne et compose des musiques de films, dont Les bourreaux meurent aussi (F. Lang, 1943), Rien qu'un cœur solitaire (C. Odets, 1944), A Scandal in Paris (D. Sirk, 1946). En 1944, il écrit avec Theodor W. Adorno un livre sur la musique de film. Expulsé par la commission McCarthy en 1948, il s'établit en RDA. Honoré par les autorités mais souvent critiqué (son opéra Johann Faustus fait scandale), il se consacre principalement à son œuvre personnelle, mais il lui arrive souvent de composer pour le cinéma : Notre pain quotidien (S. Dudow, 1949) ; Destins de femmes (id., 1952) ; Bel Ami (L. Daquin, 1955) ; Maître Puntila et son valet Matti (A. Cavalcanti, 1956) ; Nuit et Brouillard (A. Resnais, id.) ; les Sorcières de Salem (R. Rouleau, 1957).