Dictionnaire du Cinéma 2001Éd. 2001
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CURTIZ (Mihály Kertész, dit Michael)

cinéaste américain d'origine hongroise (Budapest 1888 - Los Angeles, Ca., 1962).

Celui qui, à la grande époque des studios, c'est-à-dire pendant les années 30, devait devenir, sous le nom de Michael Curtiz, le plus important réalisateur de la Warner, était un Magyar qui avait derrière lui une longue carrière européenne. Né dans la Budapest de la double monarchie, issu d'un milieu aisé, Mihály Kertész, féru de théâtre, devient comédien et metteur en scène, puis participe, dès 1912, aux débuts de l'industrie cinématographique austro-hongroise. Il se rend en Scandinavie pour apprendre la leçon de Stiller et Sjöström, qu'il retiendra dans tel film exaltant sa terre natale. Son activité n'est interrompue que brièvement par la guerre, pendant laquelle il est opérateur d'actualités. Parmi les films qu'il réalise en Hongrie (près de cinquante), outre une Peau de chagrin et une Veuve joyeuse, notons plusieurs adaptations de Molnar, dont une version de Liliom interrompue en 1919 lorsque Kertész quitte son pays : Béla Kun (qui, entre autres réformes révolutionnaires, a nationalisé l'industrie du cinéma) vient d'être renversé et la Hongrie livrée à la guerre civile. Il se rend alors à Vienne, où il se fait un nom comme auteur de films historiques à grand spectacle : le Sixième Commandement, l'Esclave reine, Samson et Dalila. Ce dernier film est produit par Sandor (Alexander) Korda, compatriote de Kertész qui allait devenir un grand producteur en Angleterre. En même temps, le succès de l'Esclave reine décide d'un nouveau tournant dans la carrière de Kertész : les frères Warner lui font des offres importantes, parce qu'ils pensent avoir trouvé le cinéaste capable de donner la réplique à De Mille et à ses productions Paramount.

En 1926 donc, Mihály Kertész se rend à Hollywood et devient Michael Curtiz. On lui confie bientôt la réalisation de la superproduction l'Arche de Noé qui doit à Intolérance de Griffith ou aux Dix Commandements de De Mille, auxquels elle emprunte la technique du parallèle narratif entre la fable et l'époque contemporaine. D'une manière qui peut sembler inattendue, Curtiz effectue la transition du muet au parlant sans difficulté. C'est ainsi que le musical Mammy (1930) met en scène Al Jolson dans son habituel rôle semi-autobiographique et vaut surtout par la description réaliste de la vie que mènent les ménestrels ambulants.

Curtiz travaillera exclusivement pour la Warner jusqu'en 1953, signant plus de quatre-vingts films appartenant aux genres les plus divers. Aussi son nom résume-t-il le paradoxe de tout un cinéma hollywoodien populaire : à la définition qui ferait de Curtiz un artisan compétent mais impersonnel s'oppose le succès durable de bon nombre de classiques, en particulier Capitaine Blood, les Aventures de Robin des Bois, l'Aigle des mers, Casablanca, le Roman de Mildred Pierce. Les œuvres qu'il a réalisées à la fin de sa carrière, après qu'il eut quitté la Warner, sont, semble-t-il, en général nettement inférieures à celles des années 30 et 40, même si l'on excepte un projet ambitieux (l'Égyptien, 1954) ou une charmante adaptation de la Cuisine des anges (1955). On pourrait donc avancer l'idée que le studio (Warner) a joué un rôle déterminant dans la réalisation même des films de Curtiz.

L'ambiguïté de son statut s'explique aussi par le fait que plusieurs de ses films les plus réussis (par ex. Capitaine Blood, l'Aigle des mers, Robin des Bois) appartiennent au genre, tenu pour mineur, de l'aventure. Leur intrigue met en jeu une dialectique de la loyauté et de la révolte. Le héros (chaque fois interprété par Errol Flynn) est un rebelle malgré lui. C'est sa loyauté profonde envers l'ordre des choses (supposé juste) qui fait de lui, en apparence, un rebelle, un révolutionnaire, dont le but est bien plutôt de restaurer une légitimité provisoirement menacée. Ce n'est pas un hasard si le capitaine Blood est médecin : dans le corps social et politique, le véritable trouble vient non des loyaux « rebelles » mais des usurpateurs : Jacques II (Capitaine Blood), les Espagnols (l'Aigle des mers), Jean sans Terre (Robin des Bois). Dans son combat, le héros est généralement aidé par une jeune femme apolitique (Olivia de Havilland dans Capitaine Blood et Robin des Bois), qui abandonne le parti des oppresseurs plus par amour pour le héros que par sens de la justice.

L'idéologie de ces films est elle-même ambiguë : conservatrice ou subversive ? En effet, s'il est vrai que l'autorité légitime, au bout du compte, est toujours rétablie, les images de libération et de rébellion peuvent avoir, sur le spectateur, plus d'impact que les affirmations d'obéissance, qui servent – paradoxe ! – d'argument à l'œuvre. On se souvient plus de Robin, défiant (de manière explicite et répétée) Jean sans Terre et Guy de Gisbourne, que de son allégeance (presque sous-entendue) envers le roi Richard.

De plus, les films de Curtiz exaltent la liberté, voire l'anarchie, mais sous une forme hautement rhétorique qui ne laisse rien au hasard. Montage, mouvements de caméra, symbolique des images, rythme de la narration, tout est contrôlé, voire prédéterminé (comme l'imposaient effectivement les conditions de production). Enfin, ce qui caractérise les méchants ajoute à leur ambiguïté, parce qu'ils ont une sorte de panache, de raffinement décadent : tels Basil Rathbone (Capitaine Blood, Robin des Bois), Claude Rains (Robin des Bois, l'Aigle des mers) ou, encore, Henry Daniell (l'Aigle des mers). De sorte qu'à bien des égards le style de Curtiz semble plus apte à rendre leurs maniérismes qu'à glorifier la liberté individuelle.

Le personnage du rebelle malgré lui est fondamental dans l'œuvre de Curtiz. C'est lui qu'interprète, dans un cadre contemporain, le Bogart de Casablanca et de Passage to Marseille (1944), film antinazi qu'il est possible de « lire » comme un film de pirates. Son succès jamais démenti, Casablanca le doit non seulement à ses interprètes (Bogart et Ingrid Bergman), mais aussi à son exotisme décoratif et à son inhabituel mélange d'idéalisme et de cynisme. La texture du film rappelle Sternberg : le lieu de l'action, l'architecture, les hachures d'ombre et de lumière évoquent Morocco, et le « Café américain de Rick » constitue, à l'instar de la maison de jeu de Shanghai, un microcosme : billets de banque, femmes et secrets y passent de main en main, et les personnages prisonniers y sont obsédés par le désir de fuir. Aux deux extrémités de la gamme psychologique s'opposent l'idéalisme le plus conventionnel, celui de Paul Henreid, et la méchanceté la plus caricaturale, celle de Conrad Veidt. Plus intéressants sont les personnages complexes : Bogart, l'idéaliste posant provisoirement au cynique ; Claude Rains, le réaliste, l'opportuniste, qui finira par poser à l'idéaliste. Mais le film d'aventures ne constitue pas le tout de la carrière américaine de Curtiz, qui passa sans difficulté apparente du réalisme à la fantaisie et inversement. Parmi les films réalistes, on peut citer Deux Mille Ans sous les verrous (1933), bon exemple du genre « social » caractéristique des années 30 et affectionné par la Warner. L'émotion y provient de l'irruption de Bette Davis et de son charme érotique dans l'univers entièrement mâle de la prison (auquel déjà faisait allusion Mammy), alors que dans les Anges aux figures sales elle surgit d'une différence « morale » : amis d'enfance, Pat O'Brien et James Cagney sont devenus l'un un prêtre dévoué aux gosses d'une « rue sans joie », l'autre un roi du colt. Dans Rêves de jeunesse (1938), c'est John Garfield qui est étranger, physiquement et psychologiquement, au monde douillet des sœurs Lane et de Gail Page. C'est précisément l'introduction du rebelle Garfield dans un milieu sentimental qui fait le prix de Rêves de jeunesse et de sa suite Filles courageuses (1939). Poète, baladin du monde occidental, il n'est pas à sa place dans un monde prosaïque et corrompu.