réalisme magique (« real maravilloso »)
La notion de « réalisme magique », mise en place en 1925 par la critique d'art allemande à propos de toiles post-expressionnistes, est aujourd'hui revendiquée par certains auteurs hispano-américains : le terme de « real maravilloso », apparu en 1949 sous la plume d'Alejo Carpentier (préface de son ouvrage El reino de este mundo ou le Royaume de ce monde), renvoie à une vision du monde spécifique par rapport aux genres et catégories importées d'Europe, comme le merveilleux, le fantastique ou les divers « réalismes ». Dans le « real maravilloso », l'écrivain tente de défaire le réel auquel il est confronté afin de découvrir ce qu'il y a de mystérieux dans les choses, la vie et les actions humaines. Il n'essaie pas de copier la réalité selon les normes en vigueur, comme les écrivains « réalistes », ni de la transgresser librement comme les surréalistes. Refusant le vraisemblable codé autant que l'ambiguïté fantastique, il tente de capter, de l'intérieur, le mystère palpitant des choses dans une visée à caractère ludique. Cette vision, partagée par des écrivains comme F. Hernandez (les Hortenses, 1967), A. Carpentier ou Garcia Marquez (Cent Ans de solitude, 1967), se rencontre aussi chez des auteurs caribéens comme P. Chamoiseau (Solibo magnifique, 1988) ou des auteurs d'autres cultures également marquées par la décolonisation : c'est le cas d'écrivains africains comme E. Dongala (Jazz et vin de palme, 1982) ou L. Raharaninana (Nour 1947, 2001). On pourrait également y rattacher le Turc O. Pamuc (le Château blanc, 1985), ou encore le Serbo-Croate B. Scepanovic (la Mort de monsieur Golouja, 1978) et, pourquoi pas, Salman Rushdie dans ses premiers romans.
réalisme socialiste
Le terme de « réalisme socialiste » est apparu en Union soviétique en mai 1932. Il mettait fin aux discussions théoriques qui avaient occupé les lettres soviétiques depuis la révolution, et qui avaient opposé pour l'essentiel les membres du Front gauche (LEF), théoriciens de la « commande sociale », les écrivains du Passage (« Pereval »), attachés à la conception traditionnelle de l'art comme mode de connaissance du réel, et la puissante Association des écrivains prolétariens (RAPP). Cette dernière a en fait préparé le terrain, sans que ses animateurs en eussent nécessairement conscience, à la future soumission de la littérature au Parti, en lui donnant des cadres. Mais son rigorisme révolutionnaire ou « prolétarien » la condamnait à la disparition. C'est chose faite avec la résolution du 23 avril 1932, qui abolissait toutes les organisations prolétariennes en littérature, prévoyant la création d'un organe unique, contrôlé par le Parti, l'Union des écrivains ; cette décision s'inscrit dans la continuité du 17e Congrès du PCUS, qui inaugure la période du « grand tournant ». En octobre 1932, un comité d'organisation se réunit et formule les bases de la nouvelle « méthode ». Le terme montre bien la volonté normative des fondateurs du « réalisme socialiste » : l'expression elle-même, longtemps attribuée à Staline (qui n'avait parlé que d'« ingénieurs de l'âme »), a été avancée à la suite de diverses formulations (réalisme « prolétarien », « monumental »...).
La doctrine du réalisme socialiste
Elle repose sur un concept clé, celui de partijnost', ou esprit de parti, et se réclame de la pensée léniniste : pourtant, dans un article de 1905, intitulé « Sur l'organisation du Parti et la littérature du Parti », le « père de la Révolution » avait affirmé l'indépendance de l'art par rapport à l'idéologie. Mais les fondateurs du réalisme socialiste ne retiennent justement de cet article que l'idée d'une soumission totale des objectifs de l'individu à ceux du Parti, en concluant que la littérature, comme toutes les autres activités, doit être soumise à ces impératifs. Plus tard, particulièrement dans les années qui précèdent la Seconde Guerre mondiale, cette notion sera complétée par celle de narodnost', ou « esprit national », qui atteindra son paroxysme avec la partition du monde en deux blocs et la « doctrine Jdanov ». La définition du réalisme socialiste, adoptée dans les statuts de l'Union des écrivains, est la suivante : « Le réalisme socialiste, étant la méthode fondamentale de la littérature et de la critique littéraire soviétiques, exige de l'artiste une représentation véridique, historiquement concrète de la réalité dans son développement révolutionnaire. D'autre part, la véracité et le caractère historiquement concret de la représentation artistique du réel doivent se combiner à la tâche de la transformation et de l'éducation idéologiques des travailleurs dans l'esprit du socialisme. » (trad. M. Aucouturier). Derrière cette formulation complexe apparaît clairement ce qui sera l'une des constantes du réalisme socialiste, jusqu'au « dégel », une distorsion constante de la vérité, une idéalisation de la réalité, au nom de l'édification du socialisme, qui trouvera son expression la plus parfaite dans la vague des « romans de production », destinés à soutenir la construction de l'économie socialiste. La politique des plans quinquennaux (1928) inspire en effet une littérature d'industrialisation où le prolétariat, conduit par le Parti, apparaît dans un rôle de bâtisseur d'une société nouvelle. C'est que le réalisme socialiste se veut aussi « romantisme révolutionnaire » : il doit décrire non pas tant ce qui est que ce qui sera. Avec l'entrée en guerre de l'U.R.S.S., on assiste à un transfert : l'héroïsme remplace le travail, Staline remplace le Parti, ou se confond avec lui, mais le fonctionnement reste le même.
Ses auteurs ou représentants
Le réalisme socialiste a cherché à se donner des modèles. On se tourne naturellement vers les écrivains « politiques », Gorki au premier chef, que Staline déclare habilement le fondateur de cette nouvelle méthode. La Mère (1906) est érigée en modèle d'un réalisme socialiste avant la lettre – ce qui est expliqué par l'adhésion de l'auteur à l'idéologie marxiste. Dès les années 1920, Alexandre Fadeïev, avec la Défaite (1927), Dmitri Fourmanov (1891-1926) avec son Tchaapaïev (1923), Alexandre Serafimovitch (1863-1949) avec le Torrent de fer (1924) ou Fyodor Gladkov (1883-1958) avec son Ciment (1925) ont déjà fourni des exemples de roman « prolétarien ». En poésie, c'est Maïakovski qui sert de référence. Mais le réalisme socialiste veut s'inscrire aussi dans une tradition nationale et européenne : il est vrai que la conception utilitariste de la littérature, qui règne dans le roman russe à partir des années 1840 avec Bielinski et son « école naturelle », puis avec des critiques comme Tchernychevski, Pissarev ou Mikhaïlovski, a préparé la voie à l'élaboration d'une méthode unique en littérature. Mais les fondateurs du réalisme socialiste se réfèrent aussi aux grands romanciers européens du XIXe siècle, à tendance « sociologique » : Balzac, Stendhal, Flaubert, Zola sont donc rapportés à un « réalisme critique ». Le cas de Tolstoï est un peu différent : il est théoriquement écarté, comme Dostoïevski, parce que son œuvre traite des problèmes religieux et métaphysiques, mais sa poétique romanesque est plus ou moins consciemment adoptée par le réalisme socialiste. D'ailleurs, le concept de narodnost' facilite l'intégration des classiques russes dans la « voie royale » du réalisme socialiste. Les écrivains les plus représentatifs de ce courant sont, en prose, Cholokhov, Fadeïev, Leonov, mais aussi Boris Polevoï (1908-1981) ou Piotr Pavlenko (1899-1951) pour ne citer que quelques noms. Les romans inspirés de cette « méthode » se caractérisent par le schématisme de la description des réalités sociales et par le caractère stéréotypé des héros. Sur le plan formel, ils se définissent à la fois par une facture très conventionnelle (alternance récit/dialogue, narration/description) et par leur inspiration épique, justement calquée sur le modèle de Guerre et Paix (romans-fleuves, ou cycliques).
Le réalisme socialiste s'est exporté : la guerre froide et la doctrine Jdanov l'imposent aux écrivains du bloc communiste, mais il séduit aussi des hommes de lettres occidentaux, comme Aragon, qui dès 1935 écrivait Pour un réalisme socialiste, ou André Stil, lauréat du prix Staline pour le Premier Choc (1951-53).
Malgré les « dégels » successifs, la vie littéraire en U.R.S.S., jusqu'à la perestroïka, est entièrement soumise au contrôle de l'Union des écrivains, à laquelle est confiée la défense du réalisme socialiste contre les déviations pernicieuses : c'est cet organe qui autorise ou non la publication, distribue les récompenses, salarie les écrivains, leur fournit un logement, etc., disposant ainsi sur eux d'un droit de vie ou de mort, au sens symbolique mais aussi, malheureusement, au sens propre du terme.