France (XXe siècle) (suite)
La vie littéraire
Édition, critique, lecture : tels sont les trois pôles qui déterminent les conditions de la vie de la littérature. Il ne saurait être question de proposer ici une étude fouillée de ces trois éléments, mais plutôt de donner quelques repères qui caractérisent le siècle. Qui est avant tout celui d'une alphabétisation généralisée et, parallèlement, d'une augmentation de la masse imprimée et consommée. Le développement du livre de poche à partir des années 1960 facilite et accompagne cette démocratisation de la lecture. Mais dans cette masse imposante, la part de la littérature n'est pas nécessairement en augmentation. Déterminer les frontières de celle-ci relèverait à la fois de l'histoire du goût et de la sociologie. Nombreux sont les facteurs qui déterminent le statut de telle ou telle œuvre : divertissement ou littérature ? Considérer la liste des prix Goncourt par exemple amène à s'interroger sur la lucidité des contemporains, mais aussi à prendre en considération les stratégies diverses qui aboutissent à ces choix.
La seconde partie du XIXe siècle avait vu naître de grandes maisons d'édition, Calmann-Lévy, Flammarion, Stock, Plon, Le Mercure de France, qui tiennent encore le haut du pavé au début du XXe. On pourrait écrire l'histoire littéraire de celui-ci en s'attachant à la naissance et au développement des nouvelles maisons d'édition, et en particulier de quatre d'entre elles : Gallimard, Grasset, le Seuil et Minuit. Bien d'autres sont nées au cours de ce siècle, moins prestigieuses peut-être, mais surtout moins caractéristiques d'une tendance ou d'un moment : Albin Michel, José Corti, Julliard, Pauvert, Christian Bourgois, etc. Nous les retrouverons associées à tel succès, à tel écrivain (Corti et Julien Gracq, Julliard et Françoise Sagan, etc.).
Le cas de la N.R.F./Gallimard est le plus exemplaire dans la mesure où elle couvre tout le siècle. La Nouvelle Revue française est d'abord une revue, née d'une dissidence symboliste souhaitant s'affranchir de la tutelle du Mercure de France, et fondée en 1909 (après un faux départ en 1908) par André Gide, Jean Schlumberger, Jacques Copeau, André Ruyters, Henri Ghéon, et Gaston Gallimard qui en assure l'assise et la gestion financière. La revue demeure très vivante jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, avec des directeurs aussi célèbres que Jacques Rivière et surtout Jean Paulhan, l'« éminence grise » des lettres françaises pendant une bonne trentaine d'années. La guerre lui portera un coup sévère car Drieu La Rochelle, qui en prend la direction, la compromet avec l'occupant allemand. Très tôt, dès 1911, la revue s'était dotée d'une maison d'édition qui deviendra les éditions Gallimard, lesquelles vont dominer le paysage littéraire français dès les années 1910, publiant aussi bien Proust (après un raté initial) qu'André Breton, Paul Valéry que Valéry Larbaud, Gide bien sûr que Sartre, Desnos que Claudel, Ionesco que Saint-Exupéry, Malraux que le Céline d'après 1945, sans parler de Camus et de nombreux écrivains étrangers : Dostoievski, Dos Passos, Kafka, Faulkner, Hemingway, Conrad, Borges, etc. La Bibliothèque de la Pléiade va devenir le Panthéon de la littérature universelle. Et c'est chez Gallimard que Sartre, en 1945, va lancer, avec S. de Beauvoir, Leiris, Merleau-Ponty, Raymond Aron, F. Jeanson, sa revue les Temps modernes, qui incarne l'esprit de la seconde après-guerre. Revue autant philosophique et politique que littéraire, elle ne succède pas véritablement à la N.R.F., mais elle assure la continuation de l'hégémonie de la rue Sébastien-Bottin, siège des éditions Gallimard qui, en publiant N. Sarraute, M. Tournier, Le Clézio, P. Modiano, J. Réda, P. Michon, restent en phase avec l'époque. C'est par rapport à cette position dominante que vont s'initier les autres grandes aventures éditoriales du XXe siècle. Celle de Bernard Grasset d'abord, dès 1907. Celui-ci bouscule les mœurs de l'édition à laquelle il applique des techniques de lancement proches de celles du commerce à l'américaine : par exemple, pour imposer le Diable au corps de Raymond Radiguet, en 1917, il utilise comme argument la jeunesse extrême de son auteur, qu'il fait interviewer aux actualités cinématographiques ; la jeunesse de Rimbaud était une donnée de fait, celle de Radiguet devient un truc publicitaire, qui sera repris tout au long du siècle (Sagan, etc.). Mais Grasset saura s'attacher un certain nombre d'écrivains importants – Cocteau, Colette, Mauriac, Montherlant, Giraudoux – qui lui permettront de tenir tête à Gallimard durant l'entre-deux-guerres. Dans les années 1930, apparaissent les éditions du Seuil, fondées en 1935 par Jean Bardet et Paul Flamand, proches de la revue « Esprit » d'Emmanuel Mounier et des milieux catholiques progressistes, dirigée ensuite notamment par André Béguin et Jean-Marie Domenach. Après la Seconde Guerre mondiale, le Seuil va devenir le lieu d'accueil de l'avant-garde théorique des années 1960 à 1980 (Barthes, Sollers, des revues comme Tel quel ou Poétique). La création vivante se retrouve aux éditions de Minuit, fondées par Vercors en 1941 dans la clandestinité et qui y publie son fameux Silence de la mer en 1943. Dirigées ensuite par Jérôme Lindon, elles publieront les œuvres de Samuel Beckett et le Nouveau Roman (Robbe-Grillet, Pinget, Claude Simon, Duras), ou une revue comme Critique, laboratoire de la réflexion sur la littérature contemporaine.
Ces quatre maisons d'édition ne couvrent pas tout le champ de la production littéraire, et il conviendrait, pour être complet, de faire leur place à de nombreuses autres maisons, parisiennes (Denoël, La Table ronde, Robert Laffont, les éditions des Femmes, etc.) ou provinciales (celles-ci plus nombreuses depuis les années 1970 : Actes Sud, Verdier, etc.). Mais ces quatre maisons principales sont liées à un autre phénomène qui a marqué la vie littéraire de ce siècle : les prix littéraires. Héritée du XIXe siècle (le legs d'Edmond de Goncourt, instituant un prix destiné à couronner « la jeunesse, l'originalité du talent, les tendances nouvelles et hardies de la pensée et de la forme »), cette institution, qui s'est en fait consacrée à peu près exclusivement au roman – les prix de poésie ont bien moins de retentissement –, a peu à peu modifié la vie littéraire. Le prix Goncourt n'a que rarement consacré des livres importants (Proust en 1913, Malraux en 1935, Gracq en 1951, Duras en 1984), mais surtout il a souvent à la fois faussé le rythme des publications (afflux pour la rentrée d'octobre, le prix Goncourt étant décerné à l'automne) et contribué à introduire des mœurs de plus en plus commerciales dans le domaine littéraire : la vente d'un prix Goncourt, en moyenne autour de 200 000 exemplaires, suffit à faire vivre une maison d'édition dans l'année qui suit. Les prix qui, au fil des ans, ont tenté de contester le pouvoir du Goncourt (Femina 1904, Renaudot 1925, Interallié 1930, Médicis 1958, et bien d'autres, disparus, ou de moindre importance), n'ont réussi qu'à renforcer ce système qui assimile la littérature à une compétition. Les jurys, composés d'écrivains qui appartiennent presque tous aux quatre grandes maisons d'édition, sont chaque année soupçonnés de manœuvres qui ont peu à voir avec la qualité des œuvres. On voit de plus en plus les écrivains membres des jurys changer d'éditeur, transférés comme de simples joueurs de football d'un club à l'autre, et tel prix être alors sans surprise décerné à leurs nouvelles maisons d'édition. Dans son pamphlet la Littérature à l'estomac (1950), Julien Gracq, qui refusera l'année suivante le Goncourt pour le Rivage des Syrtes, dénonçait ces pratiques, et bien d'autres, qui font du livre un produit commercial parmi d'autres. L'évolution de cette situation, dans la seconde moitié du siècle, n'a fait que confirmer ses thèses. S'il est bien vrai qu'un éditeur est aussi un homme d'affaires, et que l'écrivain devrait pouvoir vivre de ses droits d'auteur, ce système tend d'une part à rejeter dans l'ombre les livres non couronnés, et de l'autre à faire choisir des ouvrages qui se vendront bien : le livre difficile sera presque toujours écarté au profit d'un possible « best-seller », et l'on voit les magazines publier la liste des meilleures ventes de la semaine. Il est bien rare que quantité et qualité aillent de pair.
Seule une critique puissante pourrait contrebalancer ce système en portant à l'attention des lecteurs les livres de qualité au fur et à mesure de leur publication et non pas seulement à l'occasion de la remise des prix. Le XIXe siècle avait été le siècle de grands critiques (Brunetière, Faguet, etc.) suivis par un public cultivé dans un certain nombre d'organes de presse. Le XXe siècle a vu, là encore, se mettre en place un système complexe mais peu satisfaisant. D'un côté la critique des écrivains, de Proust à Butor, de Giraudoux à Gracq, qui traite d'égal à égal avec un certain nombre de textes déjà reconnus, en articles qui sont autant d'hommages ou de reconnaissance de dettes et qui parfois, mais rarement, peuvent lancer un tout jeune auteur (Proust et Paul Morand, Anouilh et Beckett). De l'autre, une critique savante, universitaire, (Étiemble, Barthes, Genette) dont le propos n'est pas de faire connaître au grand nombre mais de construire une théorie de la littérature : l'œuvre est alors prétexte à démonstration plutôt qu'objet de délectation. Ces deux sortes de critiques étaient publiées dans des revues qui ont peu à peu disparu ou dont l'importance a fortement diminué après 1945. Pour le plus grand nombre, reste la critique de la presse, quotidienne ou hebdomadaire. Mais on retrouve alors le même système pervers, car ces critiques sont bien souvent des écrivains (pas les meilleurs) liés... aux maisons d'édition et aux prix littéraires. Fallait-il alors chercher l'indépendance de jugement du côté de la télévision et d'un journaliste, Bernard Pivot, qui n'était ni romancier ni membre d'un comité de lecture ou d'un prix littéraire ? Le succès de son émission – « Ouvrez les guillemets », puis « Apostrophes », entre 1975 et 2000 –, s'il fut effectivement cause de ventes élevées, correspondait tout à fait à la tendance décrite plus haut : production de « best-sellers » qui peuvent être tout aussi bien un roman de qualité qu'un ouvrage de linguistique ou la confession d'un homme politique. La télévision est un spectacle et l'auteur importe davantage que l'œuvre. La littérature n'a guère à attendre de la télévision.