Éthiopie (suite)
Conflits et controverses (XVIe -XVIIIe s.)
Les XVIe et XVIIe s. sont marqués par des événements dramatiques qui bouleversent profondément la société éthiopienne : l'invasion musulmane, qui submerge aux trois quarts le royaume chrétien pendant les guerres de Gragne (1529-1543), sème la dévastation et désagrège le pouvoir ; l'invasion des Oromo (ou Galla), pasteurs païens venus de l'extrême sud qui s'installent dans l'Éthiopie centrale aux dépens des musulmans comme des chrétiens et constituent désormais une menace permanente pour le royaume ; enfin, la venue des Portugais et la tentative des missionnaires jésuites, particulièrement pendant le premier tiers du XVIIe s., pour convertir l'Éthiopie au catholicisme, ce qui touche aux racines mêmes de la foi et de la culture.
L'écho des guerres de Gragne se fait entendre dans les Chroniques royales (notamment celle de Galâwdêwos) et même dans l'hagiographie (Actes de Takla Alfâ) et, du côté musulman, dans l'Histoire de la conquête de l'Abyssinie, écrite en arabe par un lettré harari formé au Yémen, Chihab al-Din dit 'Arab-faqih. Quant à l'invasion oromo, elle trouva son historiographe dans le moine Bahrey (Histoire des Galla), qui témoigne d'un souci original de compréhension du passé et des institutions du peuple oromo.
La polémique religieuse entre chrétiens et musulmans, les conversions et les apostasies entraînent par ailleurs la multiplication des œuvres d'apologétique. Du côté chrétien, la plus célèbre est la Porte de la foi, apologie de la religion chrétienne fondée sur des passages du Coran : elle est l'œuvre d'un renégat musulman devenu le chef du monachisme éthiopien, l'abbé Embâqom, qui fut aussi à l'origine de nombreuses traductions (notamment du roman de Barlaam et Josaphat). Du côté musulman naît toute une littérature en harari, qui fut alors écrit pour la première fois avec des caractères arabes.
L'âpre controverse qui opposa le clergé éthiopien aux missionnaires jésuites, jusqu'à leur expulsion en 1632, eut des effets littéraires plus profonds. À la propagande catholique répondirent des ouvrages composés pour réaffirmer solennellement la foi monophysite comme la Confession de Claude, écrite par le roi lui-même (1540-1559), l'Interprétation de la Divinité, œuvre des hérétiques michaélites, le Trésor de la foi, la Foi des Pères, recueil de morceaux choisis des Pères grecs et latins, pour illustrer les thèses monophysites. La principale nouveauté de cette période est l'emploi de l'amharique, par les deux partis, pour faire sortir la polémique du cercle étroit des ecclésiastiques. On traduit ainsi divers ouvrages dans la langue vulgaire et l'on compose des œuvres originales destinées à l'enseignement ou à l'édification des fidèles (catéchismes, commentaires des Psaumes, louanges de Marie, etc.). Après le départ des jésuites, on revint naturellement au guèze. Mais le mouvement littéraire se ralentit alors quelque peu. On traduit encore quelques ouvrages arabes au XVIIe s., comme l'Histoire du monde de Jean de Nikiou, l'Histoire des premiers conciles de Sévère ibn al-Muqaffa et le Fetha Nagast (Législation des rois), code égyptien du XIIIe s. s'inspirant du droit byzantin, qui fut adopté en Éthiopie comme la source fondamentale du droit civil et du droit canon, non sans quelques obscurités ou fausses interprétations.
Le genre littéraire le plus vivace reste l'historiographie : les Chroniques royales officielles couvrent tout le XVIIe et le XVIIIe s. et se prolongent même jusqu'à l'extrême fin de la monarchie de Gondar, au milieu du XIXe. Et c'est au début du XVIIIe s. qu'est élaborée cette compilation, s'alimentant à d'autres sources que les chroniques officielles, qu'on désigne sous le nom de Chronique abrégée. L'hagiographie s'enrichit de quelques nouvelles vies de saints, comme les Actes de Walatta Pêtros (1673-1674), récit de la vie d'une sainte, morte en 1644, qui avait été étroitement mêlée à la controverse anticatholique, ou les Miracles de Zar'a Buruk, moine du Godjam mort en 1705. La poésie religieuse, encadrée par les normes strictes qui prévalent dans les écoles, atteint pendant cette période un haut degré de développement : Hymnes, Qenyê et Portraits (malk'ê) où chaque strophe est consacrée à l'éloge d'une partie du corps ou d'une qualité d'un saint.
La littérature moderne et contemporaine
Une nouvelle littérature naît dans la seconde moitié du XIXe s. avec l'emploi de l'amharique à la place du guèze et le développement de l'influence occidentale. Littérature profane, pour l'essentiel, qui se met au service de la politique de modernisation voulue par les empereurs, Ménélik et Hâyla Sellâsê, et garde ainsi le ton didactique et moraliste traditionnel en l'adaptant à de nouveaux objets. L'introduction de l'imprimerie (dès la fin du XIXe s. en Érythrée par les missionnaires, dans les années 1920 à Addis-Abeba) permet la multiplication et la diffusion des livres, cependant que la presse et la radio contribuent à populariser les idées nouvelles.
Les plus anciens ouvrages en amharique sont les trois chroniques du règne de Théodore (l'une écrite par le dabtarâ Zannab, l'autre par l'alaqâ Walda Mâryâm, la troisième étant anonyme) et la très belle collection de lettres écrites par le dabtarâ Assagâkhagn au savant français Antoine d'Abbadie (1864-1874). La chronique de l'empereur Ménélik II par l'alaqâ Gabra Sellâsê apparaît comme la dernière des grandes annales royales.
La littérature imprimée apparaît au début du XXe s. avec la publication, à Rome, des premières œuvres d'Afâ Warq : un roman, le premier du genre, Histoire imaginaire et une Vie de Ménélik II. Elle se développe surtout sous Hâyla Sellâsê, qui établit une imprimerie au palais et favorise la publication de journaux (Aemero [le Savoir] en 1924, et Berhân-enna Salâm [Lumière et Paix ] en 1925). Les principaux auteurs sont alors : le blatta Heruy Walda Sellâsê, qui écrit une multitude d'ouvrages divers (roman, essais, reportage, histoire, poésie) et publie une belle collection de poésies guèzes ; son émule Makbeb Dastâ, auteur d'un seul livre mêlant un peu tous les genres ; l'alaqâ Tâyya, auteur d'une petite Histoire du peuple éthiopien qui a connu un grand succès. En 1930, Yoftâhê Negusê inaugure, pour les fêtes du couronnement, un nouveau genre appelé à une grande faveur : le théâtre.
Après la guerre, les contacts avec l'Occident (principalement les États-Unis) se multiplient et la littérature va refléter les transformations, et bientôt les contradictions, qui agitent la société éthiopienne, notamment en milieu urbain. Les jeunes gens, qui ont été formés, de plus en plus nombreux, dans les universités étrangères, puis à l'université d'Addis-Abeba, constituent une intelligentsia, coupée du milieu traditionnel, où fermentent les recherches littéraires et les controverses idéologiques. Les genres le plus en faveur sont : le roman (ou la nouvelle), souvent moralisateur et encombré de dissertations, mais où se fait place la description de la réalité quotidienne, et, chez les jeunes auteurs, une certaine vivacité de sentiments ; le théâtre, tragédie en vers ou comédie réaliste, aux ressorts un peu sommaires mais qui connaît un vif succès ; et l'essai sous toutes ses formes (histoire, notamment histoire récente de la guerre et de l'occupation, biographies, politique, religion). La poésie est plus négligée, car les modèles occidentaux s'acclimatent mal. Les livres techniques, les manuels scolaires, les ouvrages didactiques se multiplient et les traductions (de l'anglais, du français, de l'italien, du russe) sont innombrables. Les écrivains marquants sont Kabbada Mikâêl, l'auteur le plus fécond depuis Heruy, poète, historien, essayiste et dramaturge ; Makonnen Endâlkâtchaw, auteur de romans historiques et de pièces de théâtre ; Germâtchaw Takla Hawâryât ; Berhânu Denqê, historien et dramaturge ; le bâlâmbârâs Mâhtama Sellâsê, qui, après une monumentale étude sur les institutions du temps de Ménélik II, s'est intéressé au folklore et à la poésie ; le blatta Marsê Hâzan, auteur d'une grammaire moderne et d'une histoire du Choa, également traducteur d'Hérodote ; l'historien Takla Sâdeq Makwuryâ, et l'abba Jérôme Gabra Musê (compagnon de Michel Leiris à Gondar), dont l'œuvre est à peu près inédite.
Dans la génération suivante, citons le romancier et essayiste Mangestu Gadâmu, le poète et auteur dramatique Mangestu Lammâ, les poètes Salomon Dêrêssâ et Sayfu Mattâfaryâ, les romanciers Haddis Alamâyyahu, Abbê Gubagnâ et Dâgnâtchaw Warqu, dont les œuvres donnent un tableau très critique de la société éthiopienne à la fin du règne de Hâyla Sellâsê.
La révolution de février 1974 a entraîné une brutale libération de la parole et de l'écrit : pendant quelques mois, il y eut une explosion de liberté dans les médias et sur les places publiques et un déferlement de publications de toute nature et de toutes formes manifestant une grande capacité d'invention et de réflexion. Mais ce mouvement fut noyé par les purges « révolutionnaires » de l'année suivante et la plus grande partie de l'intelligentsia fut exilée ou massacrée. Une nouvelle production est apparue depuis, souvent pesamment idéologique. Mais la langue s'est enrichie de nombreux néologismes, nécessaires pour exprimer les concepts marxistes, qu'il a fallu expliciter dans un Vocabulaire progressiste qui a connu plusieurs éditions depuis son élaboration par des professeurs de l'université en 1974.