Dictionnaire de la Littérature 2001Éd. 2001
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Russie (suite)

Le Siècle des Lumières : de l'église au bal

Métropolite de Novgorod, Théophane Prokopovitch (1681-1736) est un des derniers grands écrivains religieux. Auteur du Règlement ecclésiastique, ainsi que d'un drame religieux, Vladimir (1705), il a pourtant soutenu l'œuvre réformatrice de Pierre le Grand (dont il a composé l'oraison funèbre), qui a définitivement engagé la littérature russe dans un processus de sécularisation et d'européanisation. La culture est désormais laïque, réservée à une classe de gentilshommes qui se pénètrent des littératures étrangères. « La langue russe, sortie de l'église, se retrouva au bal » : cette boutade de Gogol résume les deux grandes phases d'apprentissage de la littérature russe, avant l'âge d'or. Les poésies à sujet panégyrique ou didactique, les élégies amoureuses imitées des petits-maîtres français sont à la mode à la cour de Pierre Ier (1689-1725).

Le classicisme

On traduit beaucoup les auteurs grecs et latins et, sous le règne d'Élisabeth (1741-1762), le classicisme français pénètre dans la culture russe, sous l'impulsion de Dmitri Kantemir (1708-1744), Trediakovski, Lomonossov et Soumarokov. Cette période voit aussi la formation d'une métrique adaptée à la langue russe : si Kantemir adapte les satires de Boileau ou d'Horace en utilisant le vers syllabique, Trediakovski et, surtout, Lomonossov élaborent le système syllabo-tonique, qui sera définitivement adopté par les poètes russe. Soumarokov utilise ces innovations pour fonder le théâtre russe, avec ses tragédies. Catherine II lui confie la direction des théâtres impériaux, et, sous sa direction, l'acteur Fiodor Volkov (1728-1763) constitue la première troupe nationale.

La formation de l'esprit critique

Le XVIIIe siècle est une époque laborieuse de fécondation souterraine. L'ode acquiert son indépendance (Vassili Kapnist, 1757-1823) ; les poètes cultivent le genre héroï-comique (Vassili Maïkov, 1728-1778), le conte en vers et la fable (Hippolyte Bogdanovitch, 1743-1803, et Ivan Khemnitser, 1745-1784). Quelques tempéraments puissants font preuve d'originalité : le poète Derjavine peint avec simplicité, en langue vulgaire, la vie russe et mêle sans souci de grammaire les éléments sublimes, réalistes ou comiques. Après Iakov Kniajnine (1742-1791), Fonvizine crée les grands types du théâtre moderne. La prose se développe également, le plus souvent pamphlétaire et politique grâce à l'essor du journalisme et à l'impulsion donnée par Catherine II, protectrice des lettres, qui fonde en 1783 l'Académie russe sur le modèle français. Mais Novikov, le premier publiciste, et Radichtchev manqueront de peu de payer de leur vie leurs audaces. L'édition fait un bond en avant grâce aux imprimeries privées ; la première bibliothèque publique s'ouvre à Saint-Pétersbourg.

Le XIXe siècle : du romantisme au règne du roman

La fin du XVIIIe siècle est une époque de gestation, où les thèmes nationaux et les thèmes personnels s'accordent à la sensibilité préromantique de l'Europe. Karamzine, représentant du sentimentalisme, inaugure les premiers grands récits en prose, et surtout milite en faveur d'une langue russe libérée des archaïsmes ; il a ses partisans, regroupés dans la société Arzamas, mais aussi ses farouches opposants, emmenés par l'amiral Alexandre Chichkov (1754-1843) et les membres de « Bessieda », qui défendent la poésie « noble » du XVIIIe siècle. Par le biais des traductions, la langue s'affine, et deux poètes surtout forgent l'outil dont se servira Pouchkine : Batiouchkov, pénétré de l'esprit latin et des poètes élégiaques français, et Joukovski, qui traduit Byron, Scott, Goethe, Schiller, et donne au vers une souplesse mélodique inconnue.

L'âge d'or

Le classicisme ne règne plus en maître sur la littérature russe. Si Krylov, avec ses fables, lui donne encore un chef-d'œuvre, si Griboïedov, qui dote la Russie d'une comédie vraiment nationale, reste encore fidèle à la forme classique, le courant romantique est bien représenté par Davydov, Delvig ou Boratynski. La poésie russe connaît une véritable floraison, avec les poètes « décabristes » ou ceux de la « pléiade pouchkinienne », que la gloire de Pouchkine éclipse injustement. Ce dernier donne à la langue russe sa pureté, sa précision, son élégance ; son génie ouvre des perspectives neuves à la fois à la poésie et à la prose, au théâtre et à la nouvelle, en réussissant une synthèse de la tradition et des influences étrangères. La génération de 1840 voit le développement du roman, qui devient, à partir de Gogol le genre dominant. Lermontov et Tioutchev sont les derniers grands poètes (mais leur œuvre tourne le dos à Pouchkine et représente déjà la « conscience nocturne » de l'âme russe), même si un Koltsov est encore inspiré par les légendes populaires.

L'âge du roman

Entre 1830 et 1840 paraissent les premiers chefs-d'œuvre de la prose romanesque, qui désormais ouvrent la voie royale à cette pléiade de grands noms par lesquels la littérature russe a d'abord été connue en Europe. Les Récits de Bielkine de Pouchkine paraissent en 1831, Un héros de notre temps de Lermontov en 1840, et l'œuvre de Gogol jusqu'aux Âmes mortes s'échelonne entre 1832 et 1842. Gogol écrit à une époque où le servage et l'absolutisme font l'objet d'une critique de plus en plus véhémente ; parce que son œuvre reflète certains travers de la société russe, les libéraux des années 1840 en font le fondateur de « l'école naturelle ». Si beaucoup de romanciers se réclament de lui pour peindre scrupuleusement des tableaux de mœurs et des scènes de vie quotidienne – et certains, comme Aksakov , le font avec un grand talent –, Dostoïevski le visionnaire est son véritable successeur. De Gogol celui-ci a hérité non tant son intérêt pour « le peuple » qu'une vision déformée et trouble de l'univers qu'il peint dès ses premières œuvres. Avec Tolstoï, il domine le roman russe du XIXe siècle. Il a participé aussi, comme directeur de revue puis avec son Journal d'un écrivain, aux grands débats de l'époque, en s'opposant aux « nihilistes ».

Une tribune politique

C'est que la littérature est devenue peu à peu une tribune politique. Le critique Bielinski, véritable fondateur de « l'école naturelle », considère le roman comme un instrument de dénonciation. « La génération des années 1840 », celle des occidentalistes et des slavophiles, est constituée d'un groupe social nouveau : appartenant aux classes moyenne et plébéienne, les raznotchintsy (roturiers), prennent le relais de l'aristocratie cultivée. Dynamiques, portés par leur fanatisme à la simplification, ils ne demandent plus à l'art de procurer une jouissance esthétique, mais de diffuser des idées et de travailler à la libération du peuple. Ils forment les premières générations de l'intelligentsia, cette élite éclairée, issue d'abord du système d'éducation modernisé par Nicolas Ier, appelée à se développer sous Alexandre II, et qui va ensuite demeurer une constante de l'histoire et de la culture russes. Dès les années 1840, la vie littéraire s'organise autour des « grosses revues ». Les Annales de la patrie et le Contemporain publient les écrivains et les critiques de « l'école naturelle ». Peu à peu se définit une esthétique « réaliste », d'abord au service d'un idéalisme politique (Herzen), puis avec l'apparition des courants radicaux et populistes, dans les années 1860 et 1880, de plus en plus pragmatique : Tchernychevski, Dobrolioubov et Pissarev donnent le ton. À côté d'écrivains de valeur, comme Tourgueniev, Gontcharov, Saltykov-Chedrine, ou encore Ouspenski, Pissemski, Dmitri Grigorovitch (1822-1881), Vladimir Dahl (1801-1871) et Melnikov-Petcherski, on trouve toute une série de « romans de mœurs » ou « romans à thèse » extrêmement laborieux. Dans ce climat de plus en plus intolérant, un écrivain comme Leskov, qualifié de « réactionnaire », peut difficilement se faire entendre. Que dire de la poésie, au sein de laquelle les adeptes d'un « art pur », Aleksis K. Tolstoï , Iakov Polonski (1819-1898), Fet , Apollon N. Maïkov (1821-1897), écrivent dans l'indifférence, ou l'hostilité, alors que les suffrages se portent sur Nekrassov, chantre des souffrances du peuple et des idylles paysannes, que l'on admire moins pour son lyrisme que pour son civisme, ou sur les rengaines creuses et sonores de Nadson ! Au-dessus de ces partis pris, ignorant superbement les querelles et les modes de l'intelligentsia, la grande figure de Tolstoï couvre l'ensemble du siècle : il incarne une autre voie du « réalisme » russe, celle qui ne cesse de s'interroger sur le sens de l'existence humaine, par l'exploration du moi, de l'Histoire, tout en remettant en cause la valeur de l'art et de la culture, face au mystère de la vie et de la mort.