Borel (Pierre Borel d'Hauterive, dit Pétrus)
Écrivain français (Lyon 1809 – Mostaganem, Algérie, 1859).
Bien qu'il soit toujours considéré comme un « romantique mineur », l'auteur de Champavert n'en occupe pas moins une place essentielle dans la révolution littéraire qui ouvre le XIXe s. : il est en effet l'un des rares à avoir vécu, jusque dans les excès de son écriture, une marginalité que d'autres se contentaient de thématiser. Il fascine très vite les milieux de la jeunesse artistique à la manière de « l'œil convoiteux du serpent qui attire une proie » (Gautier). « Grand-prêtre » du Petit Cénacle, Pétrus est de tous les tapages romantiques. Bousingot conséquent, il se proclame lycanthrope pour inquiéter le bourgeois ; écrivain, il « jette sa bave » à la face de la société avec ses Rhapsodies (1832), fonde un périodique éphémère, la Liberté, journal des arts (1832-1833), où il engage une « guerre à mort contre l'Institut et les Écoles », et lance son Champavert, contes immoraux (1833), recueil de nouvelles cruelles où triomphe l'humour noir : trois échecs qui ne l'empêchent pas de poursuivre dans la « souffrance » sa mission d'écrivain en enfantant un long roman historico-gothique (Madame Putiphar, 1839), dont Janin devait railler « la composition funeste, déplorable, insensée ». Aux premiers romantiques, qui associaient souvent libéralisme esthétique et traditionalisme politique, Borel oppose l'image d'une révolte totale dont Tzara a pu souligner qu'elle « a ses racines profondes dans le comportement du poète qui prend conscience de son infériorité dans le rang social et de sa supériorité dans l'ordre moral ». Révolte dont la manifestation la plus évidente s'affiche dans cette lycanthropie définie comme forme absolue de la liberté (« Je suis républicain comme l'entendrait un loup-cervier... Je suis républicain parce que je ne puis être Caraïbe : j'ai besoin d'une somme énorme de liberté »), mais qui implique aussi une indépendance à l'égard des normes en usage : l'écriture de Borel use de néologismes, d'archaïsmes syntaxiques ou orthographiques qui surprennent et arrêtent le lecteur. Quant à l'arsenal romantique, il se trouve le plus souvent outré : aux « pâles couleurs » et aux sentiments languides Borel oppose la fulgurance des passions extrêmes, au discours sirupeux, l'invective directe, aux lieux reposants, les décors sinistres dans la continuité du mouvement gothique, mais en instillant dans ces formes un peu vaines une rage illuminée qui n'est pas sans rappeler Sade.
Borgeaud (Georges)
Écrivain suisse de langue française (Lausanne 1914 – Paris 1998).
Il est l'auteur de romans qui dépeignent une jeunesse à la sensibilité ardente mais timorée (le Préau, 1952 ; la Vaisselle des évêques, 1959), les rapports complexes qu'un être peut entretenir avec sa mère (Voyage à l'étranger, 1974), ou un univers extérieur dont l'esthétisme s'accorde à une intériorité multiple et secrète (Italiques, 1969). Mille feuilles (2 vol., 1997) ont révélé un portraitiste subtil et un narrateur plein d'humour.
Borgen (Johan)
Écrivain norvégien (Christiania, auj. Oslo, 1902 – id. 1979).
Sous le pseudonyme de Mumle Gåsegg, emprunté aux contes populaires, il railla la bêtise et le pouvoir pendant les années 1930 et jusque sous l'occupation allemande, ce qui lui valut d'être emprisonné. Le romancier s'affirme avec une trilogie (Petit Lord, 1955 ; les Sources sombres, 1956 ; Nous le tenons, 1957), qui présente avec finesse l'évolution psychologique d'un enfant. Les nouvelles (Lune de miel, 1948 ; Nouvelles d'amour, 1952 ; Nuit et Jour, 1954) opposent esthétique réaliste et spiritualisme. Une tonalité tantôt humoristique, tantôt absurde, voire grotesque, caractérise les dernières oeuvres (Moi, 1959 ; Blåtind, 1964 ; Mon bras ma tripe, 1972).
Borges (Jorge Luis)
Essayiste, poète et conteur argentin (Buenos Aires 1899 – Genève 1986).
Enfant précoce, il séjourne avec sa famille en Suisse et dans divers pays d'Europe de 1914 à 1921. De retour à Buenos Aires, il fonde la revue Proa, organe de l'avant-garde littéraire argentine représentant le mouvement ultraïste. Il publie en 1923 son premier livre de poèmes, de veine sentimentale et nostalgique, Ferveur de Buenos Aires, illustré par sa sœur Norah, et collabore à la revue Martín Fierro. Après plusieurs ouvrages qu'il se refuse à réimprimer, il publie Evaristo Carriego (1930), biographie d'un poète argentin (1883-1912). En 1931, il participe à la création de la revue Sur, fondée par Victoria Ocampo, dont une des ambitions était de faire connaître au public hispano-américain la littérature européenne interdite par la censure (Huxley, D. H. Lawrence, Malraux). Son Histoire de l'infamie (1935) et son Histoire de l'éternité (1936), variations plus ou moins originales sur des textes peu connus, sont des « exercices de prose narrative » qui, selon Borges lui-même, abusent des « énumérations hétérogènes », des « brusques solutions de continuité ». Ces procédés seront systématisés dans les œuvres postérieures. Deux recueils de nouvelles (Fictions, 1941-1944 ; l'Aleph, 1949) font de lui un maître du fantastique, souvent comparé à Poe ou à Kafka, et révèlent sa culture universelle qui lui permet d'étonnantes parodies d'érudition. Traducteur de Virginia Woolf et de Henri Michaux, Borges doit son originalité à la dimension métaphysique qu'il introduit dans des récits d'une logique implacable, traversés de fulgurances poétiques et non dépourvus d'humour (le Rapport de Brodie, 1970 ; le Livre de sable, 1975), tandis que Discussion (1964) réunit des études brillantes, parfois discutables, sur Whitman, Flaubert, la littérature gauchesque. Borges écrit cependant plusieurs œuvres en collaboration, notamment avec Adolfo Bioy Casares. Pratiquement aveugle depuis un accident en 1938, il entreprend, en 1952, la publication de ses œuvres complètes et, en 1964, réunit ses poèmes sous le titre Obra poética, avant de revenir au sonnet et au lyrisme dans l'Or des tigres (1974) et la Rose profonde (1976). Alors que Rose et bleu (1977) rassemble ses derniers contes, il narre des épisodes de sa vie dans Essai d'autobiographie (1970). Il dédie ses deux derniers recueils, le Chiffre (1981) et les Conjurés (1985), à María Kodama, qui devint son épouse en 1986. Parallèlement, durant les dernières décennies de son existence, il multiplie les livres d'entretiens : avec Georges Charbonnier (1967), Richard Burgin (1972), María Esther Vásquez (1977), Willis Barnstone (1982), Osvaldo Ferrari (1984). Bien que victime du régime péroniste, Borges a souvent choqué l'opinion mondiale par ses déclarations non conformistes contre Cuba, le Viêt-nam, la minorité noire des États-Unis, ou en faveur des dictatures de Franco, de Pinochet ou de la junte militaire argentine. Mais ses opinions politiques, notoirement conservatrices, ne transparaissent pas dans son œuvre vaste et riche.
Le fantastique a, chez Borges, partie liée avec un usage délibéré et déraisonnable de la raison. L'irrationalité n'est que l'extrême pointe de la rationalité soumise à ses propres principes et pouvoirs. Ce dérèglement interne de la pensée ne porte pas cependant, de lui-même, le fantastique. Il suppose une réflexion sur le statut du réel et sur la nature du sujet percevant. La réalité, communément entendue, est un effet de la pensée et du moi privé de cohérence et de certitude propre : jugement du réel et réalisme (littéraire ou artistique) sont des artifices. Le récit fantastique appelle conséquemment une critique du roman réaliste ou psychologique où l'obsession du vraisemblable se résout en une systématique des enchaînements, identifiée à la loi de la causalité. Cette systématique ne prouve rien et montre seulement le caractère informe de toute réalité et de toute œuvre qui entend la représenter fidèlement (voir sa Préface à l'Invention de Morel de son ami Adolfo Bioy Casares). Le roman, acte intellectuel, refuse ainsi de considérer sa propre essence. Le récit fantastique, en choisissant l'imaginaire, la création explicite d'un univers de symboles, joue lucidement du principe de causalité, jusqu'à la mystification, moins arbitraire que l'alliance des principes de réalité et de causalité. Ce parti pris philosophique et esthétique n'exclut pas le recours aux thèmes et motifs fantastiques usuels, définis par Borges en 1949 : « l'œuvre dans l'œuvre » (illustré par les nouvelles « le Miroir d'encre », « Tlön, Uqbar, Orbis, Tertius »), la « dualité du rêve et de la réalité » (« les Ruines circulaires »), le « voyage dans le temps et les paradoxes temporels » (« le Miracle secret », « l'Autre Mort », « l'Immortel »), le « double » (« le Sud »). Il indique aussi la stricte parenté de ces thèmes : le rêve ne va pas sans le double, le double sans la réversion temporelle, la réversion temporelle sans l'identité des contraires ; cette identité appelle les figures de la circularité et de la totalisation, celles des temps, celles des œuvres. Labyrinthe absolu : dans « les Ruines circulaires » (Fictions), un homme veut rêver un homme et l'intégrer à la réalité ; il y réussit mais constate qu'il est lui-même le rêve d'un autre – ainsi aucun ordre n'est assuré, seules prévalent les liaisons et les équivalences entre objets, et les figures spatiales conséquentes. Ainsi, la représentation de l'ordre (« la Loterie à Babylone », « la Bibliothèque de Babel ») est l'exacte image du désordre, et la preuve de l'égalité entre raison et déraison. Critique du réalisme esthétique, le fantastique de Borges devient la mesure de toutes les incertitudes et l'expression des paradoxes que scelle l'ambivalence de la pensée et du langage. Mais langage et pensée doivent aller jusqu'au fantastique parce que, là seulement, ils peuvent manifester leur propre identité.