Dictionnaire de la Littérature 2001Éd. 2001
V

Viêt-Nam (suite)

Littérature dite de « rénovation » (dôi moi)

C'est par ces termes que s'expriment la glasnost et la pérestroïka vietnamiennes de même que le titre de l'arrêté officiel régissant les lettres et les arts, paru début décembre 1987 : « Rénovation et élévation du niveau de direction et de gestion des lettres, des arts et de la culture pour promouvoir la créativité les amenant à faire un pas nouveau dans leur développement. » Il ressort de cette formulation que le dessein de l'État est d'encadrer un mouvement de contestation déjà existant. Dès les années 1978-1979, dans la Revue littéraire et artistique de l'armée (Van Nghê Quân Dôi) et dans l'hebdomadaire Arts et Lettres (Van Nghê) dirigé par Nguyên Ngoc, sous la plume de Nguyen Minh Châu (1930-1989) et de Hoàng Ngoc Hiên (né en 1930), se dessinait un courant mettant en cause la mainmise de la politique sur la création qui doit être libre et tournée vers l'homme dans sa vie réelle et son épanouissement personnel d'ordre privé aussi bien que public. Bien que sévèrement critiquées par le pouvoir, ces revendications continuaient de faire leur chemin, favorisées par la paix revenue et fortes de l'exemple d'illustres prédécesseurs dans l'ancienne affaire des revues Humanités et Belles Œuvres (Nhân Van Giai Phâm) des années 1956-1957. Pour avoir protesté contre l'assimilation du patriotisme au totalitarisme, des voix aussi prestigieuses que celles de l'érudit Dào Duy Anh, de l'avocat Nguyên Manh Tuong, du philosophe Trân Duc Thao, du biologiste Dang Van Ngu, furent étouffées, et condamnés ou châtiés nombre d'artistes et d'écrivains de renom comme Phan Khôi, Truong Tuu, Thuy An, Trân Duy, Trân Dân, Lê Dat, Hoàng Câm, Sy Ngoc, Nguyên Sang, Van Cao. Si rénovation il y a, c'est par rapport à la mutation interne de l'orthodoxie monolithique. Et elle se manifeste dans la création comme dans la critique, en poésie comme en prose, surtout par le retour du reportage et de l'enquête. Elle consiste en premier lieu dans la reconnaissance de l'existence d'autres tendances que celle purement révolutionnaire ou socialiste. Pendant les deux guerres, pour l'indépendance et pour l'unification du pays, la littérature était une arme pour servir la défense nationale. Hors de cette optique, tout était jugé décadent, bourgeois ou réactionnaire. Depuis, on a réhabilité le Groupe littéraire autonome (Tu Luc Van Doan) comme d'autres écrivains ou poètes d'avant-guerre. On a réédité en 8 tomes la Prose romantique vietnamienne : 1930-1945. Autre point nouveau : l'admission des contradictions au sein même du système et, par suite, des tiraillements, des conflits, des situations dramatiques. Tout n'est pas blanc ici comme tout n'est pas mauvais du côté opposé. Auparavant, l'« homme nouveau socialiste » était représenté comme n'ayant qu'un seul idéal, une seule pensée, des seuls intérêts communs. On découvre par la suite, après la Saison des feuilles mortes au jardin (1985) de Ma Van Khang, dans Un temps révolu de Lê Luu, paru en 1986, les mesquineries de l'armée populaire ainsi que la démythification du héros et de son moi. De même, dans Un lopin de terre d'amour (1987) de Nguyên Minh Châu, face au petit peuple de gens simples et honnêtes, se dresse toute une clique d'ignares et magouilleurs profitant d'un certain pouvoir pour les exploiter. Duong Thu Huong (née en 1947) provoqua un scandale avec Au-delà des illusions (1987), par son aspect autobiographique et en abordant, pour la première fois depuis la révolution, l'adultère dans une optique féministe narguant le moralisme officiel sur la mission familiale ou éducatrice de la femme. Avec les Paradis aveugles (1989, prix Fémina étranger 1992), elle va plus loin dans les sujets tabous jusque-là : la réforme agraire de 1956 et le séjour des ouvriers vietnamiens en U.R.S.S. Le sens du titre est donné par un jeune étudiant cynique : « Ces gens ont gaspillé toute leur vie à se peindre un paradis sur terre, mais leurs moyens plus que limités les empêchaient de voir à quoi pouvait bien ressembler ce paradis et comment s' y rendre... Ils se sont joué à eux-mêmes leur propre tragédie, et ils la refilent maintenant à notre génération. » Ce sont des propagandistes dogmatiques et hypocrites que dénonce l'auteur. Leur action a plongé le pays dans une misère qui l'obligeait à envoyer ses enfants en U.R.S.S. dans des conditions très dures, les obligeant à entrer dans le circuit mafieux des cadres. Quant à la tragédie de la réforme agraire, Duong Thu Huong n'est pas la seule à y revenir. Ninh Duc Vinh dans son essai Qu'elles sont amères les oranges ! (1989), et Ngô Ngoc Bôi dans son roman Cauchemar (1990), évoquent les scènes de tortures et d'exécutions sommaires les plus atroces. Ces souffrances, ces injustices remuent la fibre humaine qui relie de nouveau les écrivains à un domaine qui leur était interdit depuis longtemps : celui de l'individu, du particulier et du nécessaire à tout homme. Il leur fallait auparavant, dans les guerres, obéir au critère du commun, du collectif, faire briller l'image du héros dans la bataille, du champion dans les coopératives. Retournés désormais à la vie civile, ils abordent les sujets sur la liberté et l'amour avec ses grandeurs et ses misères et posent le problème du destin en tant que personne par-delà l'histoire et toute idéologie, comme dans Un microcosme humain (1989) de Nguyên Khai. De l'île aux cajeputs de Nguyên Manh Tuân, il se dégage un constat de faillite du système reposant uniquement sur l'idéologie pour assurer le bonheur de l'homme. Déjà dans Face à la mer (1982), du même auteur, une question lancinante a été posée par le personnage principal : « Pourquoi avoir fait la révolution si l'on vit encore plus mal après qu'avant ? » L'effondrement des valeurs se trouve encore sous divers aspects dans la Fin des illusions (1989), de Nguyên Quang Lôc, et dans Séparation de corps de Trân Manh Hao, où il n'est pas seulement question de corps mais aussi de politique. La cohabitation impossible entre la personne et le système qui l'asservit jusqu'à l'aliénation est brillamment illustrée, au théâtre, par le chef-d'œuvre de Luu Quang Vu (1948-1988), l'Ame de Truong Ba [génie des jeux d'échecs] sous la peau du boucher, actualisation tragi-comique d'un conte populaire fantastique sur les conséquences désastreuses d'une erreur des dieux du destin qui gouvernent la vie, la mort et la réincarnation des mortels.

   Comme la fable et la parabole du sage pour faire appréhender certaines vérités, le détour par le mythe, le merveilleux ou même les sciences humaines et les techniques modernes afin de provoquer chez le lecteur la réflexion sur les réalités présentes, est prisé par les meilleurs représentants du mouvement de rénovation dans leur mode d'écriture : Pham Thi Hoài (née en 1960) et Nguyên Huy Thiêp (né en 1950). La première avec Thiên su, 1988, (litt. « ciel », « messager »; trad. fr. Messagère de cristal, 1990), déroute en prêtant son prénom Hoài au personnage qui dit « je » et qui refuse de grandir au moment où elle aurait pu devenir femme, refuse de suivre sa jumelle dans son errance et ses turbulences, pour rester confinée dans une pièce, observer le monde de sa fenêtre et classer les gens en « homo A » ou « B », selon qu'ils savent aimer ou pas. C'est ce personnage qui présente sa cadette tout sourire et rien que baisers à donner et recevoir, mais décédée avant de savoir parler, comme une « messagère du ciel » dans l'enfer de sa famille et de son entourage. À vous d'interpréter ! Quant à Nguyên Huy Thiêp, il ne cesse de surprendre et de susciter des remous dans l'opinion, à force de brouiller les cartes. Après la nouvelle Un général à la retraite (1987) traitant de la déception devant la déchéance postrévolutionnaire, une trilogie le Glaive tranchant, l'Or et le feu et Virginité (1988), introduit l'ambiguïté dans le récit comme dans les personnages historiques. L'histoire baigne dans le clair-obscur, entre le réel et l'imaginaire, le vrai et le vraisemblable. Les sources avancées sont divergentes, les conclusions laissées à l'appréciation du lecteur parmi plusieurs possibilités. Le « glaive tranchant », legs précieux du passé, peut devenir l'arme qui fait périr son possesseur. Le feu de l'incendie, qui a épargné un chercheur d'or, ne l'empêcherait pas de succomber sous le coup bas de son seigneur. Dans les notes de cet aventurier cynique, on peut lire pourtant cette maxime qui laisse rêveur : « Tous les efforts de l'homme portés vers le bien sont douloureux et pénibles. Le bien est rare comme l'or, et n'a de valeur réelle qu'avec la caution de l'or. » Et puis cette note comme un clin d'œil au lecteur à la fin de la même nouvelle : « J'attire seulement l'attention du lecteur sur cette dynastie [des Nguyên] qui a laissé beaucoup de mausolées. » Quant à cette chanteuse à la beauté féerique dans Virginité, qui a su tenir en respect les deux potentats qui ne respectent rien, serait-elle une figure emblématique de l'intégrité résistant aux concupiscences et aux magouilles, ou de la séduction de la gloire et du faste comme Thiêp l'a baptisée « Vinh Hoa » ? En tout cas, l'auteur se révèle iconoclaste d'une part et promoteur d'une action de grande portée nationale d'autre part : « la magnanimité d'un politique, dit Phang, dans l'Or et le feu, ne consiste pas seulement dans ses bonnes actions pour les particuliers, mais aussi dans sa force propulsive pour toute la communauté. » Malgré ses difficultés avec le pouvoir, ce mouvement de « rénovation » se poursuit avec trois romans primés en 1992 : le Débarcadère sans mari de Duong Huong (né en 1949), Terre des fantômes de Nguyên Khac Truong (né en 1946) et Chagrin de la guerre de Bao Ninh (né en 1952), tous traduits en français. Certaines œuvres interdites au Viêt-nam sont éditées à l'étranger ou circulent toujours sous le manteau comme Histoire racontée en l'an 2000.