Zola (Émile) (suite)
L'architecte
Par son sous-titre général, l'« Histoire naturelle et sociale d'une famille sous le second Empire », le cycle romanesque des Rougon-Macquart (1870– 1893) est une programmation générale précisée par le titre de chacun des vingt volumes, dont la chronologie, à son tour, est une sorte de démonstration. La Fortune des Rougon (1870), fondateurs de la dynastie, ne pouvait, en toute logique, que s'effondrer dans la Débâcle (1892), le Docteur Pascal (1893) apportant une explication scientifique raisonnée à la décomposition, membre après membre, de cette famille, du fait de son environnement socio-historique. Sociologie, physiologie, hérédité : Zola a en effet des ambitions « scientifiques », mais ce qui va contribuer aussi à l'unité de son œuvre, c'est ce qu'il appelle le souffle, la passion : ses personnages eux-mêmes sont passionnés, avides d'argent, d'amour, de pouvoir, d'art ou de science. D'où, à la fois, le succès de Zola et le scandale qu'il provoque en montrant à l'œuvre ces forces et ces appétits. Politiciens, commerçants, spéculateurs, meneurs de grève, « mouche d'or », ils animent tous leur époque et la font bouger. Car les Rougon-Macquart, au-delà de la dénonciation politique d'un second Empire corrompu, veulent refléter un monde en mutation, le faire comprendre, en montrer la cohérence et la vie débordante. Les 20 romans dans l'ordre chronologique de parution sont : la Fortune des Rougon (1870), la Curée (1871), le Ventre de Paris (1873), la Conquête de Plassans (1874), la Faute de l'abbé Mouret (1875), Son Excellence Eugène Rougon (1876), l'Assommoir (1877), Une page d'amour (1877), Nana (1879), Pot-Bouille (1882), Au Bonheur des dames (1883), la Joie de vivre (1884), Germinal (1885), l'Œuvre (1886), la Terre (1887), le Rêve (1888), la Bête humaine (1890), l'Argent (1891), la Débâcle (1892), le Docteur Pascal (1893). Le cycle appartient à une époque où l'on a le goût des grandes constructions, matérielles ou intellectuelles : encyclopédies et dictionnaires diffusent la Science qui est elle-même une connaissance ordonnée, construite logiquement. Zola est d'abord un constructeur et l'œuvre organisée qu'il projette doit reposer sur une base « scientifique ». Pour cela, il faut un cadre historique et social. Il y a en effet quatre mondes : le peuple avec les ouvriers, les paysans et les militaires ; les commerçants ; la bourgeoisie ; le grand monde... « Et un monde à part : putain-meurtrier-prêtre (religion)-artiste (art). »
Malgré toutes ses limites, cette vision de la société a déjà le mérite de faire apparaître de nouveaux personnages de roman, appartenant à des classes à la fois nombreuses et peu décrites. Il n'y a là au début qu'un milieu capable de réagir, à la limite un décor : « Je ne veux pas peindre la société contemporaine, mais une seule famille, en montrant le jeu de la race modifiée par les milieux. » Cependant, les deux sont liés et Zola écrit en fait une double histoire « naturelle et sociale » : chaque roman nous donne la monographie spécialisée d'un secteur de l'espace social et en même temps celle d'un rameau de l'arbre généalogique. Bien sûr, ce roman a sa cohérence, il peut se lire indépendamment du reste et les références scientifiques ne doivent pas faire oublier le travail du romancier. Rien ne dit cependant qu'ils soient contradictoires : le roman ne prend son véritable sens qu'intégré au cycle général, avec ses lignes de force, scientifiques d'ailleurs aussi bien que mythiques.
Car l'hérédité zolienne est pleinement romanesque : mystérieuse, capricieuse, elle véhicule des tares et des appétits, modulés avec « art », par mélange, soudure, par élection, voie directe ou en retour. Pour décrypter ces arcanes, on a besoin d'un savant qui tiendra par rapport à sa famille le rôle du romancier face à ses personnages. Archiviste et interprète des données familiales, le Dr Pascal est le héros du dernier roman du cycle : il boucle la boucle, constate la cohérence de l'ensemble et l'ouvre en même temps sur un avenir – grâce à son fils. On ne trouvera pas chez Zola l'exposé rationnel d'une théorie, mais l'écho de cette théorie, sa traduction en langage romanesque, dévié ou métaphorique : la science n'est pas seulement caution, c'est aussi un réservoir de thèmes et d'images – et parfois, comme le prévoyait Zola, « une voix générale de l'œuvre ».
C'est un peu le même malentendu qu'on retrouve lorsqu'on parle des méthodes de travail de Zola, de son goût de l'enquête : on lui reproche tantôt d'être victime de l'illusion réaliste, tantôt de ne pas assez styliser ou interpréter la réalité, tantôt encore de se contenter d'une documentation superficielle. En fait, Zola écrit un roman en confrontant l'imagination au réel : sur un sujet de départ, il lit, prend des notes, fait des fiches, interroge aussi des spécialistes, des témoins privilégiés. Simultanément, et souvent même avant, il précise dans une « ébauche » ses idées sur le scénario et les personnages, puis élabore des plans successifs qui débouchent sur la rédaction finale. Le roman se nourrit donc de toute une information puisée dans les livres, issue de l'expérience du romancier ou de ses voyages. Flaubert déjà lisait des dizaines de livres pour trouver une référence et l'on constate chez Zola ce même souci du détail vrai dont sortiront une scène, un personnage, une atmosphère : il visite les Halles pour le Ventre de Paris, s'informe pour Nana des mœurs de la haute galanterie, va à Anzin pour Germinal, mais c'est moins pour prendre un cliché que pour alimenter son imagination. D'ailleurs, même la photographie (que Zola pratique avec un talent supérieur) est création, elle suppose un regard, un cadrage, parfois une mise en scène. Même « l'Écran réaliste », dont Zola parle dans une lettre, déforme et interprète. Plus qu'un plagiaire de la réalité, Zola est donc quelqu'un qui essaie d'animer un univers, d'y faire sentir une dynamique, une énergie.
L'Assommoir. Roman publié d'avril 1876 à janvier 1877 dans le Bien public, puis dans la République des lettres. Dans le champ clos et labyrinthique du quartier de la Goutte-d'Or, « entre un abattoir et un hôpital », Gervaise, jeune blanchisseuse, accomplit un destin tragique qui se nourrit de tout, du faible idéal comme de sa souillure. La « boutique bleue », symbole d'une hybris dérisoire, l'enfance de Nana, l'amitié du séraphique Goujet sont de fragiles bonheurs que finissent par engloutir Lantier, l'amant cynique, et Coupeau, le mari faible devenu ivrogne à la suite d'un accident. Héroïne naturaliste exemplaire, livrée à la fatalité physiologique, perméable au milieu, condamnée d'avance par une noire providence, Gervaise échoue comme Coupeau à « l'Assommoir », le cabaret où trône l'alambic, pour sombrer dans l'alcoolisme, cher aux théoriciens paternalistes de la « question ouvrière » au XIXe s. En déclarant dans sa préface avoir voulu « faire un travail purement philologique » et une « œuvre de vérité », Zola avait lui-même incité la critique à ne retenir de l'Assommoir que son vérisme. Pourtant, « ce premier roman sur le peuple qui ait l'odeur du peuple » s'impose comme une implacable construction littéraire qui, de malheurs inattendus en catastrophes prévisibles, progresse avec une rigueur toute racinienne. La rumeur zolienne devient ici étouffante et prend une voix propre avec l'usage du soliloque et du style indirect libre qui envahit le récit. Dans l'Assommoir, à ce titre le premier « roman parlé » français, le on-dit finit par se dire lui-même et par constituer un chœur faubourien gouailleur qui, loin de présider à la déploration des malheurs de l'héroïne, les redouble : par le biais de cette constante euphémisation argotique et impersonnelle, la chute de Gervaise se déroule, en effet, non seulement hors de la sphère d'action de sa faible volonté, mais encore hors de toute compassion. Le succès du roman fut prolongé par son adaptation au théâtre (1879), et notamment par la mise en scène d'Antoine (1900).
La Bête humaine. Roman publié dans la Vie populaire, du 14 novembre 1889 au 2 mars 1890. Malgré trois titres encore à venir, cette œuvre, où l'expressionnisme halluciné dévore l'intention réaliste, constitue le dernier flamboiement des Rougon-Macquart. Autour de Jacques Lantier, fils surnuméraire de Gervaise, se déchaîne la frénésie meurtrière. Lantier surprend Roubaud et sa femme Séverine égorgeant Grandmorin ; il assiste, indifférent, au patient empoisonnement de la tante Phasie, la garde-barrière de la Croix-de-Maufras, par Misard, son mari ; Flore, la cousine qu'il a tragiquement repoussée, provoque le déraillement d'un train avant de se jeter sous les roues d'un autre. Ces morts en cascade ne sont pour Jacques que l'écho de sa propre folie homicide. La « fêlure héréditaire » des Macquart, en effet, rencontre en lui le rut sanglant de la « bête primitive », au point qu'il ne peut dissocier la possession amoureuse du meurtre. Obsédé par le désir furieux de tuer une femme, il ne peut aimer Séverine que parce qu'il la croit criminelle, finissant par la tuer dès qu'elle reconquiert d'un aveu l'innocence d'une victime.
Germinal. Roman publié de novembre 1884 à février 1885 dans le Gil Blas. Avec ce treizième volet des Rougon-Macquart, Zola intervient au cœur de la « question sociale », destinée selon lui à être « la plus importante du XXe siècle ». Il assignait comme but à cette peinture de la condition des houilleurs du Nord, « complément de l'Assommoir », noirci encore par le pittoresque minier, d'évoquer « le rôle politique et surtout social de l'ouvrier ». Pour fondre en roman le regard extérieur que lui-même avait porté sur le monde du charbon au cours de son enquête préliminaire, Zola investit comme centre de son récit la rencontre d'Étienne Lantier, l'étranger poussé vers la fosse du Voreux par le chômage, et de la « tragique famille des Maheu ». Compagnon de leurs travaux, témoin de leurs angoisses domestiques, épris même de Catherine, leur fille, Étienne se trouve bientôt immergé dans la vie exsangue du « coron des Deux-Cent-Quarante », où il sème la révolte et devient le leader de la grève. Bien que renié, après la fusillade meurtrière, par le troupeau débandé des ouvriers, il quitte la mine en « soldat raisonneur de la Révolution » qu'un peu d'instruction et la montée des idées socialistes promettent à d'autres ambitions. Thaumaturge grisé de cette « lutte du capital et du travail » qui oppose les mineurs faméliques aux opulents actionnaires de Montsou, le fils de Gervaise, même s'il tue son rival en amour au fond d'une galerie engloutie, oublie presque dans sa plénitude héroïque la « lésion héréditaire ». C'est au traitement épique de sa copieuse substance réaliste que Germinal, roman de la nuit et des ténèbres, des foules éperdues, doit son immense succès. La fresque politique actualise ici une ode hypochthonienne agitée par les sourds échos d'une théogonie obscure et que vient seule éclairer l'évocation finale d'un printemps palingénésique de l'humanité.