France (Moyen Âge) (suite)
Poésie lyrique médiévale
L'art du trobar (XIIe-XIIIe s.)
Composées vers 1100, les onze poèmes attribués au duc d'Aquitaine Guillaume IX sont les premiers témoins d'une poésie en langue vernaculaire (d'abord en occitan), lyrique, c'est-à-dire chantée, et composée par les troubadours, ceux qui pratiquent l'art du trobar (du latin tardif tropare, trouver), puis par les trouvères. Dans la production des XIIe et XIIIe siècles, on distingue ainsi deux registres, un registre « aristocratisant » dont l'expression la plus élaborée est la canso (en français chanson) des troubadours et des trouvères, et un registre « popularisant », mieux représenté chez les trouvères, qui regroupe des formes et des thématiques très diverses et qui fait une large place aux chansons de femme. D'autres formes comme le rondet de carole, ancêtre du rondeau, la ballette, l'estampie, sont à la fois chantées et dansées. Destinée à une diffusion orale, ce qui explique déjà les multiples variantes textuelles, cette poésie a été recueillie à partir du XIIIe siècle dans des manuscrits dits « chansonniers » qui ont inégalement conservé les mélodies et qui regroupent les pièces selon des critères divers. L'émergence de la canso au début du XIIe siècle a d'abord engagé la réflexion critique sur le problème des origines. On a avancé le développement, dans les mélodies liturgiques contemporaines, des ornements versifiés et chantés que sont les tropes, ou l'influence, à travers les croisades en Espagne, de la lyrique arabo-andalouse. A dû jouer aussi l'existence en terre occitane de structures sociales plus souples, d'une vie de cour plus brillante, d'un rôle plus important concédé à la femme noble, tous éléments qui peuvent expliquer le succès précoce d'une pratique poétique qui a été en même temps une pratique sociale, liée à l'essor de l'idéal courtois : on recense 350 troubadours environ, dont une vingtaine de femmes (les trobairitz). D'abord relayée par les trouvères du Nord, cette poésie occitane qui, avec la croisade albigeoise, se déplace vers l'Espagne et l'Italie, s'est très vite diffusée dans l'ensemble de l'Europe (les minnesänger allemands).
Unissant texte et musique, la poésie des troubadours est également l'alliance d'une forme très tôt fixée, la canso, et d'une thématique neuve, la fin'amor, expression qui désigne une éthique de l'amour charnel fondée sur une culture du désir et l'attente toujours différée du joy (la jouisance). Au XIIe siècle, les différentes générations de troubadours ont multiplié les recherches formelles sur la thématique de la fin'amor et il est d'usage d'insister sur le caractère très formel et répétitif d'une poésie qui est d'abord un art de la variation sur des motifs préexistants. C'est ignorer combien les maîtres du trobar ont su créer leur univers propre. Une autre ouverture a été le développement du sirventés, qui traite dans le cadre formel de la canso de sujets très divers ou se fait complainte funèbre (planh). Apparaissent également des genres dialogués comme la tenson ou le partimen. Vers 1170, les trouvères (Chrétien de Troyes a été pionnier en la matière) adaptent en langue d'oïl la thématique de la fin'amor et la structure formelle de la canso. La plupart des trouvères cependant pratiquent aussi une poésie mariale dont le succès grandit au cours du Moyen Âge. Une autre variante de la chanson est la chanson de croisade qui peut aussi chanter la séparation amoureuse. D'autres formes lyriques plus simples unissent voix du trouvère et voix de femmes : les pastourelles disent la rencontre entre une bergère et un « je », chevalier et poète, les chansons d'aube, la peine des amants séparés, les chansons de mal-mariée et les chansons de toile, celle d'une jeune femme maltraitée ou abandonnée. Toutes introduisent à des degrés divers des effets pseudo-réalistes.
Dès Guillaume d'Aquitaine est bien attestée une poésie érotique très libre, que reprennent au XIIIe siècle en français les sottes chansons, tandis que les fatrasies arrageoises se livrent à une déconstruction systématique du langage. C'est aussi à Arras que se développe le genre dialogué des jeux-partis, qui ébauchent, entre lecture d'Ovide et lyrique courtoise, un nouvel « art d'aimer ». L'œuvre lyrique d'Adam de la Halle, à la fin du XIIIe siècle, témoigne du succès durable de cette production poétique. Au XIIIe siècle apparaît cependant un nouveau répertoire, une poésie personnelle, non chantée, comme les congés de Jean Bodel (début XIIIe s.) et de Baude Fastoul, adieux douloureux de deux poètes lépreux exilés d'Arras, ou les poèmes dans lesquels Rutebeuf plaint sa pauvreté matérielle, responsable de sa déchéance intellectuelle et morale, et trace une sorte d'autobiographie poétique qui annonce la poésie de Villon.
Vers une poésie détachée du chant (XIVe – XVe s.)
Éprouvé par des crises, des fléaux et des conflits, le XIVe siècle est pourtant celui où la poésie connaît un essor inédit, où les formes versifiées prennent, face à la prose qui s'étend en tous domaines, une place nouvelle, pour devenir le support privilégié des recherches esthétiques des écrivains et un art exigeant et concerté. C'est du reste à ce moment que le mot poete entre dans la langue avec son sens moderne. L'un des traits majeurs de la poésie lyrique de ces siècles est la rupture entre le texte et la musique. Elle s'opère avec Guillaume de Machaut, pourtant l'un des plus grands musiciens de son époque. Les formes poétiques dites fixes, définies originellement aussi bien métriquement que musicalement, et liées à la danse comme l'illustrent les termes « rondeau » et « ballade », vont acquérir une importance nouvelle, du fait même de ne plus être chantées.
L'attention du poète se porte en effet, comme pour compenser l'absence de musique, sur les virtuosités de la composition et les ressorts infinis de la métrique. Les formes fixes, principalement ballades et rondeaux caractérisés par la présence d'un refrain, intéressent les poètes pour le contraste des voix entre le refrain et le couplet, le système des échos, le principe de l'ébauché et de l'allusif. Caractérisé par sa brièveté et sa forme circulaire, le rondeau est une pièce de huit vers, avec un refrain de deux vers sur deux rimes (AbaBabAB, A et B référant aux vers du refrain). Il est lié aussi à la circularité par sa thématique et par les jeux phonétiques qui favorisent l'impression de retour à l'identique (paronomases, allitérations). Sa forme s'est peu à peu allongée, avant d'être à nouveau spécialisée au XVe siècle par les Grands Rhétoriqueurs. Lieu d'une poésie de l'allusion et du discontinu, il a été très employé au-delà du Moyen Âge. Issue du lyrisme popularisant à caractère chorégraphique (ballade vient de baller, « danser »), la ballade se construit quant à elle sur trois strophes de même structure formelle, terminées chacune par un refrain, et elle s'achève sur une strophe plus courte, ou « envoi ». Chaque strophe ramène à une idée du refrain, les éléments des strophes se disposant ainsi autour d'un centre virtuel. Eustache Deschamps a composé de très nombreuses ballades sur l'amour, dans la tradition courtoise, mais aussi sur l'actualité, à travers les réactions d'un « je », dont elles révèlent l'évolution intérieure marquée par l'obsession du temps qui passe (motif récurrent dans la poésie du XVe s.). Le chant royal, formé à l'origine de cinq strophes décasyllabiques construites sur les mêmes rimes et suivies d'un envoi, devient une variante de la ballade, quand s'y ajoute à la fin du XIVe siècle un refrain. Ces deux formes étaient fort bien représentées dans les concours poétiques organisés par les « puys » (sortes de confréries poétiques). D'autres formes se développent : le lai, jugé très difficile, qui se caractérise par un nombre élevé de strophes à la structure complexe et peut recevoir des passages narratifs et didactiques, des commentaires de tous ordres ; la complainte qui, beaucoup moins contrainte dans sa forme, est le lieu idéal où s'épanche douloureusement le « je » souffrant. Les formes fixes peuvent être autonomes, insérées dans un « dit » ou, s'agissant des ballades, organisées en recueil.
À côté de la poésie lyrique au sens strict, le dit entrelace le discours en vers octosyllabique d'un « je », caractérisé souvent par des éléments autobiographiques (ou présentés comme tels) et par des effets de réel (les épreuves de la misère du temps, notamment), à des pièces lyriques composées par ce même « je » ou provenant d'instances énonciatives autres. L'influence du Roman de la Rose y est prégnante, les poètes s'en inspirant pour la forme cadre du songe et de l'écriture allégorique, pour le recours aux récits mythiques à valeur exemplaire et pour la conscience des enjeux et des exigences de la création poétique. Même s'il peut s'ouvrir à d'autres sujets, didactiques par exemple, le dit se spécialise avec Guillaume de Machaut dans la thématique amoureuse, le « je » relatant ses amours. L'illustre, au terme d'une ample série, le long dit de Froissart intitulé le Joli Buisson de jeunesse qui consacre l'adieu à la poésie amoureuse, tout en étant l'occasion pour l'auteur d'un retour sur sa carrière poétique et le prétexte pour intégrer diverses pièces lyriques et des récits inspirés d'Ovide. Dans le Voir Dit (1364), le dit véridique, Guillaume de Machaut, à travers la relation des amours entre le poète vieillissant et une jeune fille de la noblesse, s'attache à mettre en récit la composition de son œuvre qui réunit lettres en prose, pièces lyriques échangées entre les amants et une interrogation continue sur la création littéraire.
Dans ses diverses manifestations, la poésie et sa pratique deviennent un objet d'interrogation qui aboutit à une mise en forme théorique chez Guillaume de Machaut, dans le Prologue qu'il réalise à la fin de sa vie en guise d'introduction à l'ensemble de son œuvre, et surtout chez Eustache Deschamps qui compose le premier traité de poétique française en vers et en prose, l'Art de dictier (1393), y codifiant les règles d'écriture des formes fixes et séparant de manière définitive musique et poésie.