Rimbaud (Jean-Nicolas Arthur)
Poète français (Charleville 1854 – Marseille 1891).
Entre une mère continûment, absolument, là et un père intermittent puis définitivement ailleurs (il « disparaît » quand Arthur a 10 ans), l'enfance de Rimbaud est d'abord l'expérience d'une tension : côté maternel, il y a Charleville, l'univers stable et mesquin des devoirs de toutes sortes, le moule des institutions et, notamment, celui de l'institution scolaire, dans lequel d'ailleurs Rimbaud se coule avec une aisance déconcertante pour tous ceux qui voudraient que les révoltés l'aient été de toute éternité ; il y a donc un bon élève, qui sait faire des hexamètres et rafle tous les prix. Côté paternel, il y a l'errance que favorise le métier (Frédéric Rimbaud était officier), de l'Algérie à la Crimée, la passion d'écrire (mais son œuvre, entièrement manuscrite, a sombré comme lui), la culture et le mépris affiché de ces rituels sociaux sans lesquels il semble que sa femme n'eût su exister. Aussitôt présentées ainsi, naturellement, les choses se pétrifient : rien ne nous permet d'affirmer que le jeune Rimbaud ait songé à ce père absent dans les termes qui nous arrangeraient pour une commode « identification ». Tout ce qu'on sait, c'est qu'il eut entre les mains les livres de son père (leurs annotations s'y rencontrent côte à côte) ; tout ce qu'on peut dire aussi, c'est que Rimbaud, au bout de son chemin, se mit à ressembler à l'ombre errante de l'officier qui l'engendra.
Le premier Rimbaud
Tout le monde connaît – car la vulgate rimbaldienne est la source du « mythe » auquel Étiemble a donné une imposante existence textuelle – la rencontre Rimbaud-Izambard : le premier avait 16 ans, le second 22. Entre l'élève et le professeur une amitié naquit. Izambard prêta des livres, au grand dam de la « mère Rimbe », qui lui reprocha vertement de permettre à un enfant la lecture de livres comme « les misérables de v hugot » (sic). Rimbaud, qui écrivait des poèmes, s'adressa dans le même temps à Banville pour le supplier de publier quelques pièces dans le Parnasse contemporain. Malgré un refus, il continuait à écrire quand la guerre de 1870 éclata. Il semble que Rimbaud ait d'abord perçu cet événement comme ce qui le coupait encore plus sûrement de ce pour quoi, alors, il vivait : livres, journaux, revues, et comme ce qui l'enfermait à Charleville. D'où la première fugue, manquée (errer est un apprentissage), le bref emprisonnement, la parenthèse heureuse chez Izambard, qui l'accueillit à Douai... et le retour au bercail, si l'on peut dire, symbolisé par la gifle maternelle destinée sans nul doute à attester qu'Arthur était bien « rentré » et qu'après tout il n'était qu'un enfant. La seconde fugue (en octobre et en Belgique) produisit quelques-uns des poèmes du premier Rimbaud (Ma bohème, Au cabaret vert, la Maline, le Dormeur du Val) et s'acheva, après remise aux mains de la police (ainsi l'avait voulu la tendre mère), par un nouveau retour dans Charleville glacée et qui portait tous les stigmates de la guerre.
En février, puis en avril 1871, Rimbaud se trouva à Paris, probablement aux côtés des insurgés. Mais quelque chose se passa sans doute (on a voulu souvent en trouver le « récit » dans le Cœur volé) qui le bouleversa assez pour qu'une fois encore il revienne à Charleville. Si l'on tente de dégager des textes qu'il a déjà composés sa poétique d'alors, on s'aperçoit de quelques ébranlements (de nouveaux mots conquièrent un droit de cité poétique, des images inattendues surviennent) ; on note une prédilection marquée pour tous les thèmes de la dérision, de la destruction, de la haine, mais on est frappé par le caractère consciencieux et scolaire de cette poésie qui ne s'interroge nullement sur ses fonctions ni sur son fonctionnement, qui use de la langue telle quelle, et qui ne conteste pas même (ce qui est plus facile, puisque plus extérieur) les médias poétiques (il y a des « Maîtres » et ce sont les poètes qui ont été sacrés ; il y a des lieux où la poésie se publie et ce sont les revues ; bref il y a des rites). Rien de plus normal : Rimbaud a 16 ans ; il commence, comme tous les écrivains, par le pastiche. Il faut qu'il s'agisse de lui pour qu'on s'en étonne. Tel est le pouvoir des mythes.
La lettre du voyant
L'interrogation sur la poésie ne verra pas le jour dans un texte poétique mais dans une lettre, celle du 15 mai 1871, connue sous le nom de « Lettre du voyant », et qu'il n'est du reste pas juste de présenter comme le coup de tonnerre dans le ciel toujours serein puisqu'elle avait été précédée deux jours avant d'une lettre à Izambard, où Rimbaud mettait violemment en cause ceux qui se laissent entretenir au « râtelier universitaire », ceux qui n'enseignent rien, ceux qui sacrifient à la « poésie subjective ». Cette poésie subjective, c'est d'abord sans doute celle qui, sentimentale et lyrique, enferme l'homme dans sa nature conventionnelle ; mais c'est surtout celle qui est soumise à la domination d'une classe, d'un Dieu, d'un sujet : ainsi peut se comprendre la provocatrice réécriture du cogito qui suit. S'il est faux de dire : « Je pense. On devrait dire : On me pense », c'est que le poète n'est pas le producteur mais le produit de sa production, ce que prouve son absence de liberté dans le résultat obtenu : « Car JE est un autre. Si le cuivre s'éveille clairon, il n'y a rien de sa faute. » Le fameux « Je est un autre » fournit, selon Benveniste, l'expression typique de ce qui est proprement l'« aliénation » mentale, où le moi est dépossédé de son identité constitutive ; il constitue aussi l'acte de naissance de la poésie moderne : l'œuvre comprend le producteur qui s'y trouve annulé en tant que sujet responsable. Est poète, depuis Rimbaud, comme le dit à peu près J.-L. Baudry, celui qui s'est reconnu baigné dans l'océan textuel (« Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème / De la Mer, infusé d'astres, et lactescent, » le Bateau ivre). Tout le devenir de la poésie a prouvé la justesse du commentaire dont Rimbaud assortissait sa lettre : « Ça ne veut pas rien dire... »
D'une façon beaucoup plus systématique, la lettre du 15 mai se présente comme le manifeste d'une autre poésie. En liant les contraires (Rimbaud présente d'abord son poème Chant de guerre parisien comme un « psaume d'actualité » avant d'enchaîner sur un nouvel oxymore : « Voici de la prose sur l'avenir de la poésie »), les premières lignes affichent une esthétique du dérangement. Le « dérèglement raisonné de tous les sens » implique qu'on choisisse les sens contre le sens, littéralement et dans tous les domaines (le poète comme malade, criminel, maudit et « suprême Savant »). Dès lors, la langue véhiculaire, expressive d'un déjà-là et d'une mimétique, ne convient plus : il faut « trouver une langue », qui sera nécessairement folie par rapport au code reçu. Entre cette langue et ce voyant, il y a homologie : le voyant est le contraire de celui qui exprime ce qu'il sait parce qu'il croit le savoir, et le contraire de celui qui représente. Il trouve, en volant (le voleur de feu transgresse la loi de Zeus-le Père), et il rapporte ce qui a forme autant que ce qui est informe : la modernité de la lettre du voyant, plus définitivement encore que dans le devenir qu'elle trace à la poésie, paraît bien être dans ce retournement de la raison occidentale et dans cet accueil désormais réservé à ce qui déborde, à ce qui bouillonne, à ce qui excède. Que cet art poétique se donne dans un texte théorique n'est pas négligeable non plus : à l'aube de la poésie moderne, il y a une « théorie » qui ne la quittera plus. Le texte moderne est d'abord un métatexte.
Sur le plan directement « poétique », les conséquences de ces deux lettres sont immédiates : Mes petites amoureuses, les Premières Communions, les Poètes de sept ans et surtout Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs sont composés à la même période. Désormais, quelque chose a vraiment changé : la parodie et la rage dévastatrice s'exercent contre toutes les institutions (religion, pouvoir, ordre social) et contre la culture (notamment la poésie) dans laquelle on avait vu Rimbaud si facilement se glisser. Un hasard va faire qu'au moment où Rimbaud se vautre dans ces violences il puisse rencontrer Verlaine. Dans ses bagages, au moment de partir rejoindre Verlaine à qui il avait écrit pour le supplier de l'arracher à Charleville, il y avait le Bateau ivre, dernier témoin de la poétique que Rimbaud avait alors atteinte et matérialisation de son échec ; le regret de l'Europe implique le retour à l'espace occidental, le prix qu'il faut payer, peut-être, pour une dernière illusion : celle qu'il y avait quelque chose à attendre de l'aube.
L'espoir mis en Verlaine fut partiellement satisfait : Rimbaud, en effet, échappa à Charleville pour tomber dans la misère, la vie des clochards de la place Maubert ou celle de parasite. Mais comme, décidément, « on ne part pas », le printemps de 1872 vit Rimbaud de retour à Charleville, où il écrivit des poèmes (la Rivière de Cassis, Mémoire, Michel et Christine) dans lesquels se consomme la rupture absolue avec toute « représentation » et où dans un milieu liquide, dans un espace infini, le texte se tisse en perpétuels retours sur lui-même. En juillet 1872 l'errance recommença, à deux cette fois : en Belgique puis en Angleterre avec Verlaine, avec retours et redéparts, jusqu'au coup de pistolet du mois de juillet 1873, à Bruxelles, que Verlaine tire sur Rimbaud qui veut le quitter. Rimbaud avait en tête, depuis quelques mois déjà, une sorte de récit autobiographique : le livre au titre duquel il avait rêvé (Livre païen, Livre nègre) s'appellera Une saison en enfer.