Montaigne (Michel de) (suite)
« Je ne sais pas »
Montaigne revendique en outre un défaut de mémoire spectaculaire, qui n'est pas sans rapport avec l'écriture des Essais. Une bonne mémoire est la condition nécessaire des ambitieuses carrières courtisanes dont le succès implique l'art du mensonge diplomatique. Condamné à la franchise par la nature qui l'en a totalement privé, Montaigne n'a pas le choix : il doit renoncer à la scène politique et s'essayer, chez lui, à un exercice de sincérité prolongé. Car, si cet amnésique prend la plume, ce n'est pas (comme, dans le Phèdre de Platon, Theuth le propose à Thamous) avec l'intention d'utiliser l'écriture comme un aide-mémoire, c'est au contraire pour pousser à bout ce défaut et en faire vertu. Platon, dans un autre dialogue (le Théétète), compare la mémoire à un morceau de cire sur lequel les perceptions impriment leur marque. Il suffira ici de rappeler l'étymologie (prétendue) de sincérité pour voir quel lien serré associe, chez Montaigne, le projet de se peindre et l'absence de mémoire : sinceritas viendrait en effet de sine cera, « sans cire ». Quand Montaigne veut vraiment se souvenir de quelque chose, il le « donne en garde à quelqu'autre » (II, 17).
Quelle que soit, du reste, la réalité de ce défaut de mémoire (le livre de Montaigne est truffé de milliers de rappels aussi bien personnels qu'historiques ou érudits), il s'agit d'un trait psychologique qui fait système avec l'ensemble des gestes par lesquels l'écriture de Montaigne se définit. L'amnésie (variante du scepticisme à cet égard) est impliquée dans le projet d'une écriture aristocratique, qui permettrait de distinguer, à la lecture, les têtes bien faites et les têtes bien pleines. Car la vénalité est, en dernière instance, la cible qu'attaque la pédagogie négative de Montaigne, cet apprentissage du non-savoir qui tient à se démarquer de l'étalage pédantesque auquel s'abaissent ceux qui vivent de leur plume. Écrire noblement exclut le projet roturier d'en faire un métier. Une écriture honorable doit être oisive et sans profit.
Conformément au programme des Essais, la pédagogie de Montaigne – qui vise à former « non un grammairien ou logicien, mais un gentilhomme » (I, 26) – déprécie tout ce qui concerne l'ameublement de la mémoire, faculté acquise, et valorise tout ce qui aide à exercer le jugement, faculté naturelle. Car la science reste extérieure à l'esprit qui s'en remplit la mémoire. Le scepticisme de Montaigne, en ce sens, n'est pas seulement un doute par lequel il suspend son adhésion à tel ou tel énoncé philosophique (et même à leur totalité), par cette suspension même il produit le « je » comme sujet de la phrase : « je ne sais pas ».