Dictionnaire de la Littérature 2001Éd. 2001
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France (XIXe siécle) (suite)

La constitution d'une esthétique moderne

L'héritage d'une réflexion esthétique internationale

Le XVIIIe siècle avait développé, tant en France qu'en Grande-Bretagne et en Allemagne, une intense réflexion « esthétique » (le terme date de 1750) qui avait redéfini les enjeux et les fonctions de l'œuvre d'art, le statut du beau, la problématique des genres. De cette réflexion la littérature du XIXe siècle héritait pleinement, moins sur le plan de la théorie spéculative (il faudra pour cela attendre Baudelaire et Mallarmé) que dans la poétique même des œuvres et, plus modestement, dans les préfaces. On évoquera rapidement quelques traits constitutifs de cette redéfinition. L'un des plus importants est l'unification des facultés : sensibilité, raison, imagination (de Shaftesbury à Diderot et Kant), qui permet de déplacer le processus créateur du côté du sujet. Celui-ci apparaît autonome, complexe, et par là même doté d'une intériorité aussi énigmatique que le monde face auquel il se pose ; la veine du fantastique atteste la continuité de ce motif à travers le dérèglement de la perception rationnelle du monde et du moi, par l'émergence du phénomène inexplicable – manifestation de leur caractère énigmatique. La réflexion corollaire sur le génie créateur fait de l'artiste le rival de Dieu et de la nature, et le situe ainsi à l'origine du processus créateur, retournant au bénéfice du sujet la prépondérance accordée par les poétiques classiques à l'objet de la représentation. Cette révolution conduit à terme à l'affaiblissement du critère mimétique comme fondement de la représentation, ou plus justement à sa réévaluation comme imitation de l'activité créatrice.

   Le beau, lié dans les poétiques classiques à la concordance harmonieuse de l'expression avec son objet et à la confirmation d'un ordre divin garanti par cette concordance même, se trouve dans cette logique destitué au profit de la notion de sublime que Burke, en 1756, puis Diderot lui avaient opposée. Ce sublime moderne, dépossédant le sujet de toute maîtrise rationnelle et le livrant à la puissance de l'imagination sensible, disqualifie par là même le critère du goût au profit d'une violence émotionnelle et d'un indicible qu'il appartient à l'œuvre de formaliser.

   On peut noter enfin un troisième trait constitutif de cet héritage esthétique assumé par la littérature du XIXe siècle : la relativisation de l'héritage antique et classique quant aux critères du beau. La défiance du XIXe siècle envers les arts poétiques (on leur préférait les préfaces, plus polémiques et délibérément circonstancielles) en fut justement un signe, de même que l'alternative que proposaient aux canons de l'antiquité gréco-latine, dès la fin du XVIIIe siècle (vers Herder, Goethe, Mme de Staël), d'autres modèles possibles : orientaux, « barbares », celtiques par exemple (vers Ossian). Le critère classique du goût (vers Voltaire, Montesquieu) se trouvait là encore évacué au profit d'une attention à la multiplicité des expériences sensibles, dont la vogue de l'orientalisme et celle des journaux de voyage furent des expressions significatives.

Spécificité du littéraire

Le rapport à l'histoire

Le XIXe siècle inventa à certains égards la représentation littéraire de l'Histoire, qui fut un de ses objets de prédilection. Sans doute les ouvrages historiques avaient-ils souvent été écrits dans le passé par des littérateurs, mais soit ceux-ci faisaient alors œuvre d'historiens, soit ils traitaient l'Histoire comme un cadre de convention pour leurs fictions. C'est surtout avec W. Scott, Schiller et, en France, les genres (romantiques) du roman et du drame historiques – dans les années 1820-1830 – que la représentation de l'Histoire, truchement privilégié pour une représentation globalisante de l'individu dans la société, a été constituée en mise en scène poétique du passé, entendu comme image spéculaire et distanciée du présent, mais aussi inscription du présent dans un temps historique qui l'explique. En ce sens, le partage se faisait plus net que dans les siècles précédents entre une écriture de l'Histoire qui était affaire de spécialistes (A. Thierry, Guizot, Thiers, Fustel de Coulanges) et une écriture qui ressaisissait l'Histoire comme processus essentiellement poétique (Michelet constitue à cet égard un cas d'espèce, puisqu'il unifie ces deux modes de plus en plus disjoints d'écriture en étant à la fois historien rigoureux et poète de l'Histoire).

La représentation critique

La critique est encore un domaine où peut se vérifier la spécificité littéraire du XIXe siècle, dans la mesure où elle s'y développa comme un genre autonome. Ce développement se justifie à double titre. D'une part, l'essor de la presse ouvrait des chroniques journalistiques consacrées à la littérature qui paraissait, et surtout aux représentations théâtrales : G. Planche, antiromantique notoire, J. Janin, F. Sarcey, oracle des vaudevilles, en furent, en tant que critiques professionnels, les témoins. D'autre part, la critique littéraire était le mode d'expression privilégié des débats esthétiques et poétiques. Les écrivains y sacrifiaient donc volontiers, précisant leurs projets et leurs présupposés, voire réévaluant le statut même de la littérature. Citons – outre Baudelaire et Mallarmé dont les contributions critiques furent plus que toutes autres fondatrices – Gautier, qui écrivait ses chroniques dans la Presse et le Moniteur, Sainte-Beuve, dans le Globe, la Revue des Deux-Mondes, le Moniteur et le Constitutionnel, Barbey d'Aurevilly, dans à peu près toutes les gazettes conservatrices. Au confluent de la critique d'auteur et de la critique de spécialiste, Sainte-Beuve érigeait, au fil d'une production qui s'étendit sur presque tout le siècle, la critique en méthode érudite permettant de saisir la continuité du créateur et de sa création, et de comprendre les œuvres non selon des critères extrinsèques mais selon leur logique propre.

   La critique soulignait d'autre part l'historicité de la littérature autant que sa relativité géographique : Fauriel, Villemain, Chasles, Ampère inaugurèrent sous l'Empire et les monarchies restaurées des approches comparatistes de la littérature, dans la lignée de Mme de Staël. Et si Villemain représentait encore l'histoire littéraire selon la poétique disjonctive des « tableaux », Taine tenta sous le second Empire de la systématiser dans son évolution dynamique, orientant la critique dans une perspective scientiste et inaugurant un virage épistémologique qui s'affirmera au siècle suivant.

La littérature et les autres domaines esthétiques

Il est impossible de comprendre les enjeux de la réflexion esthétique en littérature sans envisager les relations de celle-ci avec d'autres domaines artistiques : peinture, musique et, dans le second demi-siècle, photographie.

   Le romantisme fut, sous l'Empire et les monarchies restaurées, une période d'intense fraternisation artistique : les mêmes thèmes inspiraient les musiciens et les peintres, comme l'atteste le développement de la gravure illustrative (Delacroix, Johannot, Doré illustrèrent tant les auteurs anciens que contemporains). De même que la figure du poète (Homère, Dante) se trouve tout au long du siècle au centre de nombreux tableaux, celle du peintre propose dans nombre d'œuvres littéraires l'emblème réflexif de la création artistique et des enjeux de la représentation – emblème transposé ou décalé, mais significativement identifiable (Delacroix pour Balzac et Baudelaire, Bresdin pour Champfleury, Manet et Cézanne pour Zola). Plus largement, les références picturales offrent dans l'œuvre de Balzac, de Stendhal (se référant au Corrège), d'Aloysius Bertrand, de Baudelaire (avec C. Guys) ou de Fromentin, comme dans celle des écrivains réalistes, le modèle d'un idéal esthétique auquel la littérature tente de s'égaler en puissance représentationnelle. Ainsi G. Moreau permit-il à Huysmans de contester le naturalisme de Zola, tout comme Courbet avait permis de contester l'idéalisme romantique. Les enjeux de nombreux « Salons », où Baudelaire, Gautier, Zola, les Goncourt se faisaient critiques d'art dans la continuité de Diderot, s'étendaient ainsi au-delà du domaine pictural, affirmant contre le Laocoon de Lessing le principe d'une conversibilité entre les arts.

   La musique proposait également un modèle analogique de la littérature – modèle expressif, plus que thématique, qui définissait moins une visée imitative qu'un idéal rythmique ou encore l'idéal d'une écriture en partie affranchie des contraintes de l'énoncé –, ces deux visées convergeant particulièrement, dans la continuité de Novalis, chez Mallarmé et les écrivains symbolistes. On peut distinguer trois formes dominantes du modèle musical qui furent à cet égard en rapport de concurrence ou de complémentarité tout au long du siècle. Le premier modèle est celui de la vocalité et de l'opéra « bel-cantiste » (Rossini), dont la force émotionnelle et la valeur d'épure lyrique fascinèrent Stendhal, Musset, Sand et Balzac. Celui de la symphonie (Berlioz, Liszt, puis l'opéra wagnérien), qui privilégiait à l'inverse la complexité harmonique d'un langage autonome, signifiant par sa forme plus que par son discours, intéressa Balzac comme Baudelaire, Nerval comme Mallarmé, Villiers de L'Isle-Adam comme Maeterlinck. Wagner, à qui furent dévouées plusieurs revues symbolistes, apparaissait ainsi dans le dernier tiers du siècle comme l'artiste qui avait réalisé l'idéal d'un « art total », et pouvait assigner leur horizon à tous les genres littéraires. Un dernier modèle était celui de la chanson populaire et de la romance, qui fournissait la référence rousseauiste d'un passé idyllique menacé (Sand, Nerval), ou l'alternative proposée aux grandes formes rhétoriques par un lyrisme plus ténu, une nudité de la voix pouvant aller au bord du tremblement (Desbordes-Valmore, Verlaine, Rimbaud, Laforgue).

   La photographie, dont le succès s'accrut considérablement dans la seconde moitié du siècle, avec la relative diffusion des « daguerréotypes », a en revanche été pour la plupart des écrivains un repoussoir : l'image d'une fidélité plate au réel qui était le contraire même de la représentation artistique. Mais elle les contraignait par là même à redéfinir celle-ci, et à approfondir les moyens poétiques de toute visée réaliste. Hugo, Zola, du Camp témoignèrent toutefois de leur fascination pour la photographie et de leur admiration pour Nadar, Carjat ou Marville.