Dictionnaire de la Littérature 2001Éd. 2001
C

Canada (suite)

Situation actuelle

Après des années de création collective, d'improvisations dirigées, de monologues réussis (Yvon Deschamps), de joual systématique, d'engagement social et politique, de féminisme radical (chez Jovette Marchessault, émule de Violette Leduc), de poèmes dramatiques qui ne sont souvent que chansons, le théâtre québécois s'est en même temps rethéâtralisé et remis à l'écriture. Les Cahiers de théâtre Jeu, depuis 1977, sont un témoin attentif de cette évolution où se croisent et se bousculent les « tradaptations » audacieuses de Michel Garneau, la saga œdipéenne picaresque de Jean-Pierre Ronfard, Vie et mort du roi boiteux (1981), le Théâtre Ubu de Denis Marleau, fondé en 1982 sous la double égide de Strehler et de Kantor, la technologie avant-gardiste du très international Robert Lepage (la Trilogie des Dragons, 1987), les spectacles chorégraphiés de Gilles Maheu (le Dortoir, 1988). Trois auteurs dramatiques principaux émergent de la création et de l'édition : Michel Marc Bouchard, Normand et René-Daniel Dubois.

   Dans l'ensemble des genres narratifs, en plus des grandes œuvres qui se prolongent sans se répéter (Blais, Ducharme, Poulin...), on remarque peu de nouvelles carrières assurées, sinon celle de Gaétan Soucy (la Petite Fille qui aimait trop les allumettes, 1998), bien en selle à Paris comme à Montréal, mais des départs prometteurs, parfois interrompus, intermittents, notamment chez des femmes qui ont plusieurs cordes à leur arc : Francine Noël, Suzanne Jacob, Monique La Rue, Madeleine Monette. Yolande Villemaire n'a pas renouvelé le « miracle de la parole » de sa Vie en prose (1980). La Québécoite (1983) est l'œuvre d'une juive d'origine russe et polonaise, formée à Paris, Régine Robin. Après le pionnier toujours actif Naïm Kattan (Adieu Babylone, 1975), les romanciers issus des minorités ethniques ont rapidement annoncé et imposé leurs couleurs : les Haïtiens Dany Laferrière et Émile Ollivier, le Brésilien Sergio Kokis, la Chinoise Ying Chen...

   À côté des gros romans ou cycles promis à la télévision (de Beaulieu à Tremblay) ou au best-seller, tel le Matou (1981) d'Yves Beauchemin ou la trilogie de Marie Laberge, le Goût du bonheur (2000-2001), les deux dernières décennies ont révélé un bon nombre de maigres et musculeux récits, sortes de « dessins et cartes » d'un territoire réel (Abitibi, Saguenay, Gaspésie, rue Saint-Denis) et imaginaire (André Brochu, André Major, Gaétan Brulotte, Lise Tremblay, Monique Proulx, Gilles Archambault.

   Les grands poèmes de l'« âge de la parole » que fut la Révolution tranquille – Brault, Giguère, Lapointe, Miron, Ouellette – sont ceux qui ont le mieux assuré le passage à l'écriture, voire au texte, jusqu'au minimalisme. Leurs émules des années 1970 ont souvent multiplié en vain les éclats de voix et les ruptures théoriques. Un patient travail sur la langue et le discours, un sobre usage des émotions et des idées, caractérisent la poésie d'André Brochu, Normand de Bellefeuille, Denise Désautels, Roger Des Roches (Nuit, penser, 2001), Hélène Dorion (Sans bord sans bout du monde, 1995), Marcel Labine. L'œuvre de Michel Beaulieu (1941-1985), mort prématurément, devrait survivre ou, revivre. Parmi les poètes les plus nouveaux, différents, on remarque Pierre Nepveu (Malhler et autre matières, 1983), Robert Melançon, à la limite de la prose (le Dessinateur, 2001).

Aux frontières

En dehors du Québec, où se concentrent environ 88 % des Canadiens français, des foyers de survivance sont entretenus autour de facultés ou de collèges universitaires. Antonine Maillet se souvient de la langue rabelaisienne et de l'Évangéline du poète américain Longfellow dans Pélagie-la-Charrette (1979, prix Goncourt) et Cent Ans dans les bois. Majoritaires dans le nord-est du Nouveau-Brunswick (quoique plus nombreux au Québec), les Acadiens ont longtemps mené une existence précaire de pêcheurs et de bûcherons privés d'écoles en leur langue. La fondation du journal l'Évangéline (1887; quotidien en 1949) et celle d'une université francophone ont créé des conditions favorables à un nouveau départ particulièrement la poésie avec Léonard Forest, Raymond Leblanc, Guy Arsenault, Herménégilde Chiasson, Gérald Leblanc. Près de 500 000 francophones (deux fois plus qu'au Nouveau-Brunswick) habitent en Ontario, de Hearst (Éditions Le Nordir) à Windsor. Ils possèdent quelques institutions à Toronto, mais surtout à Sudbury et à Ottawa. Dans la ville minière, la maison d'édition Prise de parole a publié une centaine d'auteurs dont les plus incisifs sont un poète à la Kerouac et à la Bukowski, Patrice Desbiens (la Fissure de la fiction, 1997), et le dramaturge Jean-Marc Dalpé (le Chien, 1990 ; Eddy, 1994). Dans la capitale fédérale, à côté du Centre national des arts (théâtre), l'Université d'Ottawa, bilingue, est un important centre de recherche et d'édition. Jean-Louis Major s'en échappe avec des contes narquois et très adultes (Mailles à l'envers, 1999). À côté de René Dionne, anthologiste et historien littéraire, Gabrielle Poulin se fait romancière du Livre de déraison (1994). Un ex-«  bureaucrate  », Maurice Henrie, voyage dans la Chambre à mourir (1988). Un traducteur, Daniel Poliquin, donne des Nouvelles de la capitale (1987) et des romans ironiques sur la bourgeoisie d'affaires. Les Éditions David, fondées en 1993, ne séparent pas la promotion du «  fait français  » en Ontario, au Québec et au Canada. Elles comptent déjà à leur catalogue d'excellents essais, nouvelles (Marie-Andrée Donovan), poèmes. André Duhaime a fait paraître plusieurs recueils et Haïku sans frontières (1996), une «  anthologie mondiale  ».

Littérature de langue anglaise

Elle se caractérise par un double écart avec la tradition britannique et la tradition américaine. La reprise de la littérature britannique est le moyen de marquer un discours institué face à l'indifférenciation du continent et à la pauvreté du tissu social. L'insertion manifeste du Canada dans la culture nord-américaine n'a pas défait ces constantes. Leonard Cohen atteste qu'une littérature de la rupture, qui suppose une expérience homogène et continue de l'espace, n'a pas ici de pertinence : le Westmount du Jeu préféré est une forteresse à l'intérieur de Montréal, elle-même symbole du vide canadien où les mots perdent toute propriété et où persiste la menace du monde au-dehors. L'écrivain est médiateur entre ce dedans et ce dehors, en référence chez Cohen au judaïsme comme au destin national. Imaginaire localisé, mais sans racines, littérature où les institutions fédérales jouent un rôle majeur de liaison entre les écrivains, parce qu'aucune relation n'est véritablement donnée par la culture et par l'espace. Les tendances à l'objectivisme et à la notation existentielle, le sentiment constant d'un face-à-face avec le monde, dans l'impuissance ultime de toute forme d'organisation, sont autant d'apparentements avec la littérature américaine du XXe s. et avec les thèmes transnationaux attachés au constat de la déré– liction.

   La littérature canadienne anglaise, d'abord nourrie des récits des voyageurs et explorateurs (David Thompson, Samuel Hearne) est à la fois nationale et régionale (Thomas Chandler Haliburton). Après 1880, deux types de récits prévalent : le roman historique et le roman régional. Le régionalisme établit le sens de la couleur locale et du concret. L'après-Première Guerre mondiale marque, avec Robert Stead (1880-1959), Martha Ostenso (1900-1963) et Frederick P. Grove (1871-1948), le développement d'un réalisme de la Prairie comme de la ville. Mordecai Richler illustre, à partir de 1954, la venue de la littérature canadienne à une véritable contemporanéité. En poésie, Archibald Lampman (1861-1899) et Charles G.-D. Roberts (1860-1943) fixent les données culturelles de la création : traitement objectif de la nature, mais effacement du régionalisme. E. J. Pratt (1883-1964), sous l'influence formelle de la poésie anglo-américaine des années 1920, élargit le champ à une vision mythique. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, le renouveau formel et thématique est dû à des auteurs qui n'appartiennent pas pleinement à la culture canadienne. Brian Moore, né à Dublin, évoque les mésaventures d'un immigré à Montréal. L'Afrique et la Somalie britannique fournissent la matière des premiers récits de Margaret Laurence, émigrée à Londres. Bien qu'on ne puisse pas parler d'une école littéraire juive, la référence judaïque suscite une création spécifique, marquée par la poésie et le roman, le Deuxième rouleau (1951), de A. M. Klein. Mordecai Richler tire de l'exclusion du Juif un imaginaire iconoclaste et le dessein de la libération personnelle. Leonard Cohen illustre cette aptitude à suggérer le power of blackness qui définit la société, tandis que Norman Levine s'attache à l'examen de l'identité nationale. Le souci moral et l'intérêt psychologique trouvent une expression originale chez Margaret Atwood, la meilleure représentante de la littérature féministe. Porté par l'adaptation cinématographique d'Anthony Ming, le Patient anglais de Michael Ondaatje (1997) est le roman canadien le plus célèbre à l'heure actuelle. La poésie se renouvelle : Leonard Cohen et Harry Moscovich se caractérisent par un mélange de radicalisme et de mysticisme ou de vitalisme ; avec Anne Wilkinson, Douglas Le Pan, P. K. Page, le souci formel l'emporte ; l'expérimentation, chez Jay Macpherson, Eli Mandel, James Reaney, joue du ridicule et du sublime ; Earle Birney, Roy Daniells, Wilfred Watson, Phyllis Webb, Bill Bissett illustrent le constat du vide et de la désespérance.